Stéphane Sitbon :Tu as dû vivre avec passion la lutte des ouvriers polonais de Solidarnosc à partir de l’été 1980, car cette lutte s’inscrivait parfaitement dans les valeurs et les visions de ton PSU ?

* Guy Philippon : Oui et, comme l’ensemble des militants PSU j’ai suivi attentivement le déroulement des événements et participé activement à la solidarité. Quelques mots sur la situation politique et historique.

  • Le mouvement débute par la grève victorieuse des ouvriers des chantiers navals de Gdansk en août 1980 et la création par Lech Walesa du syndicat Solidarnosc, indépendant de l’appareil communiste. Du jamais vu dans le bloc des pays de l’Est ! Cette victoire déclenche un immense mouvement social dans toute la Pologne, soutenu par des intellectuels dissidents et par l’Eglise catholique. Les ouvriers occupent leurs usines. Les négociations sont enregistrées et rendues publiques. Les délégués sont révocables. Voilà bien une pratique de contrôle ouvrier que le PSU avait proposé en France et une pratique autogestionnaire à une vaste échelle. Pour théoriser le congrès Solidarnosc de septembre 1980 revendique « une réforme autogestionnaire et démocratique à tous les niveaux de la gestion, un nouvel ordre social et économique qui liera l’autogestion, le plan et le marché ». Pour réprimer cette dangereuse contestation, le général Jaruzelski proclamera l’état de siège le 13 décembre 1981 et arrête de nombreux travailleurs. Je me rappelle qu’avec bien d’autres camarades nous nous sommes rassemblés devant l’ambassade polonaise ce dimanche 13 matin dans un froid glacial et d’une soirée où une foule importante alluma des bougies devant l’ambassade.
  • Un mouvement actif de solidarité se développe en France dans les mouvements PSU, trotskistes, maoïstes, syndicaux (CFDT, FO, FEN) et dans une partie du PS. Des convois organisés par les comités de soutien transportent clandestinement des ronéos aux clandestins de Solidarnosc.

Stéphane Sitbon : je crois que votre voyage polonais a connu quelques péripéties

  • Guy Philippon : Oui. Par l’intermédiaire de Solidarité France Pologne nous parrainions (avec Agnès et Jean-Claude du PSU, Paul et Micheline un couple de libertaires, Jeanne et Félix un couple de membres du PS), Pavel Zsumski, un ouvrier polonais emprisonné parce qu’il avait animé la grève de sa petite usine de métallurgie du Nord-Ouest de la Pologne. La correspondance n’était pas simple car il fallait traduire les réponses du polonais en français. Pavel enfin libéré nous demandait de l’aider à venir en France où il pensait trouver facilement du travail. Or il ne parlait pas notre langue ; il avait une femme et trois enfants : Ada, Marta et le jeune Karol! Comme il s’obstinait, nous organisons un voyage en Pologne pendant les vacances scolaires de Pâques 1986, pour lui expliquer que trouver un travail n’est pas aussi simple qu’il le pense. En 8 jours nous avons ainsi réussi à vivre dans deux familles au statut social très différent. L’une comportait un ouvrier, des paysans, des étudiants avec un couple ami constitué par un vétérinaire et une professeur de français bien précieuse pour notre communication. L’autre, à Varsovie, était formée par un sociologue de l’urbanisme et une économiste qui parlaient parfaitement le français. Tu diras que 8 jours ce n’est pas beaucoup pour juger un pays ; mais les choses étaient tellement tranchées, presque caricaturales comme la haine des Russes !
  • D’abord quelques fragments des commentaires que j’ai faits sur ces 8 jours passés en Pologne dans le journal de notre section PSU 20 « Les pavés de la commune » du 29 avril 1986. Je titrais en citant les amis polonais de Varsovie : « Un seul pays…mais deux sociétés étrangères l’une à l’autre, totalement, qui ne communiquent même plus entre elles ! », « Le Parti et le Peuple s’opposent sur des sujets essentiels ; mais, plus grave, ils n’ont plus de lieu où se parler et savoir les motivations des uns et des autres ». Dans la gare de Poznan où nos devions prendre nos billets de train pour Bialogard le silence glacial, pesant qui régnait sur les immenses queues nous avait fort impressionnés comme première image de l’état de siège Nos amis de Varsovie nous ont expliqué avec moult détails que le « socialisme réel » réussissait l’exploit de combiner les tares du système capitaliste (domination non seulement économique mais aussi politique des grands combinats industriels équivalents des multinationales) et des pays sous-développés (troc, drogue, etc.)
  • Pour les Polonais la télévision du régime ne racontait que des mensonges et ils ne croyaient pas du tout qu’il y avait du chômage en France ou dans les pays occidentaux ! Nos amis de Varsovie nous ont raconté que lorsque la télé disait : « Il neige dans la région de Cracovie » leurs enfants disaient : « N’est-ce pas, maman, ce n’est pas vrai, hein ? »
  • L’église catholique vivante, dynamique était un lieu privilégié de l’opposition au régime. Dans les églises le panneau du père assassiné Popieluscko montrait, dans les photos des obsèques, la gerbe Solidarnosc et le visage de Lech Walesa ; elles étaient le lieu privilégié de rencontre des clandestins. Les processions pascales étaient en fait des sortes de manifestations.
  • Le niveau de vie me rappelait celui de la France pendant la guerre de 1939 et les années suivantes. Les enfants de Pavel n’avaient jamais vu de banane ou de mandarine et se sont mis à croquer à belles dents dans les oranges que nous leur offrions sans les éplucher! Il y avait des tickets pour la viande et pour l’essence. Pour certaines denrées les magasins refusaient les zlotys polonais et exigeaient des dollars, des francs ou des marks

Stéphane Sitbon : Mais les péripéties dont tu m’avais parlé ?

  • Guy Philippon : Un animateur polonais de Solidarité France Pologne nous avait demandé au départ si nous accepterions de passer les frontières avec une petite somme en dollars destinée aux clandestins de Solidarnosc « Si vous êtes pris à la frontière vous ne risquerez rien sauf que les dollars seront perdus ». Nous avions accepté et dans le train Paris Varsovie Moscou le franchissement des frontières s’était passe sans problèmes.
  • La remise des dollars aux clandestins de Solidarnosc se passe sans problème et les militants syndicaux nous demandent si nous voulons bien effectuer un travail analogue au retour et franchir les frontières avec une liste de personnes qui postulent à la possibilité de faire des vendanges en France et un livre écrit avant la guerre de 1939, précieux, qui intéresse des amis français qui les soutiennent activement. Comme l’aller s’est bien passé nous acceptons et c’est le retour.
  • Dans le train entre Varsovie et Poznan Agnès trie et jette un certain nombre de papiers où étaient notées nos adresses de Varsovie. Je vois son voisin l’observer attentivement mais je me dis qu’il ne faut pas être parano. Ce monsieur descend à Poznan. A la frontière, c’est la visite de douaniers-policiers. Ils reviennent trois fois de suite à la recherche de « la Française ». Ils ont manifestement été informés par le voisin d’Agnès ! Ils font sortir du compartiment tous les autres passagers pour effectuer une fouille à corps d’Agnès et une fouille de sa valise. Ils découvrent la lettre que Pavel nous avait demandé de passer pour rendre service à l’un de ses amis.. Ils ouvrent la lettre et débute un sévère interrogatoire. Je leur affirme avec conviction que cette lettre nous a été donnée à Poznan par quelqu’un que nous ne connaissions pas. Je commence à penser qu’ils vont nous arrêter car le contenu de cette lettre les « interpelle ». Finalement comme le train ne peut trop attendre les douaniers nous quittent après nous avoir sermonnés. Les Polonais parlant français du compartiment avaient été persuadés par mon discours Je sais donc bien être convainquant quand il le faut!
  • A Paris le responsable de l’association Solidarité France Pologne nous rassure en disant que ces personnes de la liste étaient sans doute déjà bien fichées mais que nous n’aurions pas du accepter une lettre sans connaître le contenu. Il devait y être question d’échanges d’argent
  • Pavel, notre « filleul » que nous n’avions pas convaincu viendra plusieurs fois à Paris. Il fera du bricolage pour plusieurs de notre petit groupe ou pour la Teinturerie de la rue de la Chine. Une autre fois il fera les vendanges en Bourgogne ou travaillera chez un ami PSU paysan dans les Pyrénées. Il sera stupéfait de découvrir que dans un « paradis » occidental il y a des SDF mais pensera que ce sont des paresseux. Il n’était pas vraiment socialiste ! Plus tard Il montera en Pologne une petite entreprise de pièces détachées pour l’industrie automobile.
  • Dans notre arrondissement avaient été organisés des débats de soutien à Solidarnosc dans notre local de la rue de la Chine, dans les locaux du comité d’entreprise d’Honeywell-Bull par l’union locale CFDT ; nous avions vendu des badges et organisé le soutien financier.
  • L’un des intellectuels de Solidarnosc, Seweryn Blumsztajn, bloqué en France par l’état de siège a travaillé pendant plusieurs mois sur la mezzanine de notre local ; A son retour en Pologne il deviendra rédacteur en chef de La Gazeta grand journal de Varsovie.