• Sophie, petite fille imaginaire qui questionne:Pépé, Où es-tu né et où as-tu vécu pendant la guerre de 1939 ?''
  • Guy :Je suis né à Ajain, un bourg qui était le chef lieu d’une commune rurale de plus de 1000 habitants, situé en Creuse et assez représentatif du pays des années 1930 et 40 car la France d’alors était bien plus agricole qu’industrielle. Il y eut quand même des mines de charbon ou d’or dans quelques communes creusoises
  • Sophie : Dans ce pays de ploucs les années 1930 devaient être le Moyen âge La Creuse est souvent décrite maintenant comme rétrograde, prise comme exemple de déclin ?
  • Guy : Elle devait être alors dans la moyenne des départements. Toi et les autres jeunes vous aurez du mal à imaginer la France que j’ai vécue dans mon enfance et mon adolescence, entre 1927 et 1947. Ma maison située au bord de la nationale 145 était particulière. Au rez-de-chaussée de grandes statues mystérieuses, ventrues, plus hautes que moi trônaient dans une semi-pénombre, émettaient des odeurs fort originales ; dans cet immense chai étaient alignées sur des quais trois rangées d’énormes fûts contenant chacun environ 600 litres de vin: mon père vendait en effet aux paysans des tonneaux de vin de tailles très diverses. Derrière, dans une cour caquetaient des poules et un coq ! Une grande grange précédait enfin un jardin. Nous vivions au premier étage, via un raide escalier, sans salle de bains ni WC, sans chauffage global.

''Sophie : Alors, vous faisiez comment pour aller aux « chiottes » ? Tu es choqué par ce terme ? Dans ma pension religieuse, on disait « faire la grande commission », c’est plus distingué mais il faut être au courant Vous vous passiez simplement un gant sur le museau pour la toilette? ' _

  • Guy : Pour les WC il fallait descendre, traverser le chai, un hangar et enfin la cour ! Nous utilisions les seaux hygiéniques et les pots de chambre qui me poursuivent dans les rêves ! Pour les bains, je n’ai découvert la douche qu’au lycée de Guéret en 1940 et plusieurs hivers de l’époque de la guerre furent terribles avec des températures de moins 20 degrés ! Je me souviens de bains de pied à Ajain dans une grande lessiveuse et de petites toilettes sur l’évier de la cuisine.*
  • La vie quotidienne se déroulait dans la cuisine, chauffée en hiver par la cuisinière à feu de bois. Les chambres n’étaient pas chauffées et nous utilisions des bouillottes rondes. Dans ma chambre on faisait parfois une flambée de feu dans la cheminée et je garde un souvenir physique de mon gros et lourd édredon, sous lequel mon chat blanc venait se glisser le matin. Il grimpait sur mon épaule gauche pendant les repas et me tapotait la joue quand j’oubliais de lui donner à manger.

* Sophie : Et pour la vie quotidienne, tu repenses à quoi ?

* Guy : il n’existait pas de réfrigérateur et nous allions chaque jour acheter le lait quotidien à un km dans une ferme ! Les conservations du beurre et des denrées périssables étaient plus faciles en hiver, plus aléatoires en été, dans des caves souvent, mais la notre était inondée ! De même, pas de machines à laver. Les femmes, agenouillées sur les pierres bordant un lavoir public, frottaient le linge et le battaient tout en papotant ou en chantant car le travail était pénible et long. Ce lavoir d’Ajain était protégé par des murs et un toit De grands draps blanc étalés dans les champs pour sécher illuminaient le paysage ! . Ma mère, frêle, lavait notre linge à la maison dans une énorme lessiveuse sur une planche.

* Sophie : Les médias ne devaient pas avoir la même influence que maintenant? On s’ennuyait ? On faisait quoi ?

* Guy : Pas de télés et les radios grésillaient ! Les veillées collectives entre voisins, au coin du feu, devant une cheminée, animaient les soirées et les débats ; On évoquait la terrible guerre de 14-18 ; il y avait aussi de bons conteurs qui fascinaient les enfants. En été cela se passait sur le pas des portes, sur des chaises. Les bals rassemblaient les jeunes de tous les villages et leurs parents. Les mariages et les enterrements rassemblaient également beaucoup de monde !

  • Aujourd’hui la télé a remplacé cette chaleur amicale, ce vécu réel par des séries télé, des policiers, de la violence, de l’envie, de la pub ! Progrès ? l

* Sophie : Je suppose qu’il n’y avait pas de grandes surfaces mais de petits commerces ? On devait perdre beaucoup de temps à aller de l’épicier au boucher, etc. !

* Guy : Oui, nous avions 7 épiceries, 2 boulangeries, 2 marchands de vin, une boucherie, 2 dépôts de tabac, 7 bistrots et, par ailleurs, des couturières, un menuisier, un cordonnier, un sabotier, 2 forgerons, un charron qui fabriquait les roues en bois des charrettes ou des tombereaux. Dans un superbe « travail » on suspendait vaches et chevaux pour les ferrer facilement, c’était un bel appareil en bois de 3 mètres de haut. Médecins et pharmaciens étaient à10 km ! Le notaire avait un grand parc à côté des écoles de filles et de garçons, distinctes. L’église romane était du douzième siècle, peu fréquentée !

  • En 2016 restent une épicerie, un bistrot, un plombier, un pharmacien, bien que Ajain soit devenu une banlieue de Guéret !
  • J’allais oublier le hongreur

* Sophie : Késaco ! Que faisait ce gars ?__

* Guy : Il réalisait la castration des animaux, des chevaux (on parle de chevaux hongres); des petits taureaux qui devenaient bœufs, donc animaux de trait ou de portage.

  • Je pense qu’il n’y avait en Creuse aucun chômeur ! Les handicapés mentaux ou physiques étaient pris en charge par le village ou la famille et rendaient quelques services. Chez chaque commerçant on bavardait avec les autres clients. Ces échanges font la cohésion d’une société ! Avec ton « temps perdu », tu poses le problème de la civilisation que nous souhaitons : le capitalisme vise à faire de l’argent de tout, à rentabiliser tout, le temps perdu est du travail donc de l’argent perdu ! Le paysan, lui, soudé à la nature, sait perdre du temps, regarder les arbres et les oiseaux ou d’autres animaux; son travail est rarement urgent ; parfois l’orage, la grêle perturbent les projets !
  • L’immense bâtiment d’un ancien petit séminaire avait été récupéré par le département en 1905 et servait d’asile à des vieillards ou des handicapés. Sur les trottoirs nous croisions des personnes aux structures physiques bizarroïdes, statues originales et lentement mobiles. Le notaire avait un grand parc à côté des écoles de filles et de garçons, distinctes. L’église romane était du douzième siècle, peu fréquentée !

* Sophie : La Creuse était donc vraiment athée ? Pourquoi si différente ?__

* Guy : Il faut dire que les messes n’étaient fréquentées que par 3 ou 4 vieilles bigotes ; les Creusois ne viennent à la messe qu’aux Rameaux pour faire bénir des buis qu’ils mettent dans leur maison et leurs champs et aussi à la Toussaint, fête des morts. Ces cultes sont une persistance des cultes païens et une récupération plus qu’une pratique chrétienne pour laquelle Noël et Pâques sont les fêtes fondamentales. Une bonne partie des hommes ne rentre pas à l’église lors des enterrements. Je n’ai assisté à une messe de minuit qu’une fois avec le deuxième de mes curés

  • Le premier curé, pour lequel j’ai été enfant de chœur, était dans cette petite paroisse car il avait été sanctionné. Il avait « fait un enfant » à sa gouvernante. Il devait finir sa carrière dans cette paroisse peu pratiquante. Mais l’église, un peu magnanime, lui permettait de conserver sa gouvernante. Chaque année le fils qui tenait un bain-douches à Clermont venait rendre visite à ses parents et, dans le bourg, circulait la rumeur amusée : « Tiens ! Le curé reçoit son fils ! » Personne n’était choqué ou critique. Personne n’ironisait, personne n’exploitait l’affaire ! L’indifférence ou l’accord avec des faits que l’église officielle réprouve montre bien pourquoi la Creuse était considérée par l’église comme une terre de mission, classé très loin à la fin de la liste « scientifique » des départements sensibles au christianisme.

* Sophie : Quels souvenirs gardes-tu de tes messes ?__

* Guy : Je me souviens des clochettes qu’il fallait agiter aux moments adéquats de la messe, des burettes qu’il fallait amener à l’autel, des prières en latin qui ne m’aidèrent pas dans mes études, des vêtements blancs qu’il fallait enfiler. Le meilleur souvenir est celui du préambule à la messe : nous montions sur une mezzanine de l’église pour annoncer la messe ; il fallait du temps et des gros efforts pour mettre en branle, la grosse cloche, en tirant sur une corde; mais, quand elle était lancée, quel plaisir de se laisser soulever de 2 mètres vers le plafond avec la corde, à chaque va et vient. Le catéchisme donnait lieu à de franches rigolades et à des chahuts contre le curé. En effet ce curé était plus passionné par la politique que par la propagation de la foi. Il pilotait pour les municipales une liste de droite opposée à celle de mon grand-père, maire radical socialiste.

* Sophie : Votre nourriture devait être saine, simple ? mais peu variée !__

* Guy : Oui, à base de pommes de terre, de châtaignes, de choux, de fruits et légumes de nos jardins ou de champs avoisinants. Je me souviens de journées pénibles consacrées entièrement au ramassage de pommes de terre, des piqûres provoquées par les bogues de châtaignes que nous voulions ouvrir, dans de somptueux sentiers automnaux ! Nous ne mangions pas de la viande chaque jour et mangions nos poulets ou nos lapins (quel spectacle horrible, la mort d’un lapin !) je me souviens de plats qui cuisaient longtemps sur le feu, de clafoutis; de flognardes, créations limousine, de tartes aux quetsches et de conserves en bocaux,

* Sophie : La bagnole ne devait pas être très présente ?__

* Guy ; Peu de voitures et mon père pouvait même, sur le « dôme » de la nationale, faire basculer ses tonneaux de gauche à droite avec une chaîne intérieure pour les nettoyer. Cela deviendra suicidaire dans la France pompidolienne ! Mon père avait une camionnette pour ses livraisons et jouait souvent le rôle d’un taxi gratuit ! Mes camarades d’école primaire des villages faisaient matin et soir, en hiver comme en été ; de 3 à 5 km à pieds, en sabots. Pas de ramassage scolaire.

  • Un copain d'enfance me rappelle qu'il n'y avait que trois voitures à Ajain, mas trois distributeurs d'essence de trois marques différentes!

* Sophie : les machines agricoles, les tracteurs ne devaient pas être nombreux en Creuse ?

* Guy : Les travaux agricoles comme le labourage se faisaient par traction animale Le spectacle des paysans fauchant à la main, en équipe, le foin ou le blé étaient magnifiques avec des pauses pour affûter les lames des faux. Je les sentais fiers, heureux ! Je garde même un souvenir exceptionnel de trois hommes battant en cadence, avec leurs fléaux articulés, les épis de blé sur le sol d’une grange pour séparer le grain de la paille ; quel ballet ! ; je me souviens également d’une vieille dame pauvre fauchant le peu de foin dont elle avait besoin avec une faucille!

  • Les moissonneuses mécaniques puis les tracteurs et les moissonneuses batteuses ne sont apparus que peu à peu, après 1946.

* Sophie : Dis donc, attention ! Tu as la nostalgie de ton enfance. Mais je te croyais scientifique, amoureux du progrès, militant pour une nouvelle société. Tu vas donner l’impression que les écologistes rêvent du retour à la bougie, à la faucille

* Guy : Non, même si je me souviens que lors des pannes d’électricité l’éclairage à la bougie produisait des ombres mystérieuses, fascinantes ! Je veux seulement montrer le chemin énorme parcouru pendant une courte période. par exemple, seules une ou deux familles avaient le téléphone, appareils préhistoriques, énormes. !

* Sophie : Raconte-moi ! Tu sembles avoir aimé les batteuses? Pourquoi diable ?

* Guy : En ce temps là les journées de battage du blé étaient de grandes fêtes collectives, épuisantes mais joyeuses ; tout un village se mobilisait pour aller, jour après jour, de ferme en ferme, monter les gerbes de blé sur la machine, monter les énormes sacs de blé dans les greniers, rentrer le bottes de paille, tout cela dans la poussière et le bruit. Mais le soir les femmes avaient préparé de somptueux banquets, avec moult gâteaux, le vin coulait à flots et la joie du travail accompli, la joie d’un collectif soudé oubliant la fatigue et, pendant ces moments, les petites tensions inévitables! A la fin du mois l’énorme machine repartait loin avec sa locomobile à charbon ou électrique et son relieur de paille. Le bourg saluait ce convoi

  • Maintenant chaque exploitation a acheté en s’endettant une moissonneuse batteuse et travaille seule !

* Sophie : La Creuse votait comment ?

* Guy : C’était au dix neuvième siècle un pays essentiellement agricole et pauvre. Grâce aux paysans creusois devenus, pour survivre, chaque été, les maçons du Paris haussmannien, comme Martin Nadaud, et grâce aux contacts avec le mouvement ouvrier la Creuse fut au vingtième siècle une terre de la gauche classique, des radicaux aux socialistes et un peu aux communistes. Mon grand-père paternel fut pendant plus de 30 années le maire radical socialiste de ma commune. Mes parents et mes 3 oncles votaient radical socialiste. Les instituteurs avaient une profonde influence et par les écoles normales ils avaient une formation laïque et de gauche. Ce sont ces instituteurs qui allaient créer la Résistance.

* Sophie : Quel bilan peux-tu faire de ces 13 années?

* Guy : Ma « madeleine de Proust » pour l’époque est l’odeur horrible que provoquaient les bouilleurs de cru avec leurs alambics qui transformaient le cidre en eau de vie ou le cri des cochons que l’on égorgeait ; mais que les boudins noirs étaient bons ! J’ai également vu tuer une vache par notre boucher ; atroce ! Comme odeurs agréables celle du foin, quand j'étais allongé sur la masse de foin d’une charrette, ballottée sur les chemins ou bien celle, dans une étable, du lait chaud que l’on vient de traire. Je me souviens des boites de fer dans lesquelles nous enfermions des hannetons pour les faire voler avec un fil à la patte; le couvercle était perforé pour qu’ils puissent respirer, jeu cruel

  • Tu vois que les sources de joies et de refus sont totalement différentes à la campagne et à la ville et aussi entre hier et aujourd’hui ; l On peut vivre autrement sans les merveilles de l’électroménager, donc sans les gadgets superflus imposés par la pub ! Les enfants peuvent inventer eux-mêmes leurs jouets (nous fabriquions des petites vaches avec des marrons et des allumettes comme pattes
  • Je pense maintenant que le parti radical fut vraiment le parti de la troisième république, que cette république fut adaptée à la société rurale de son époque, qu’elle organisa un réel ascenseur social tout en conservant les hiérarchies de classe. Elle fut jacobine et hostile aux langues régionales, victorieuse en 1918 et écrasée en 1940. Philippe Pétain lui succédera.
  • La pire faute de cette république est la glorification du colonialisme, qui va provoquer la mort de la république suivante, la quatrième !