* Sophie : Alors, as-tu été reçu à la rue d’Ulm ?

* Guy : J’ai échoué parce que, avec le recul, je n’avais pas le niveau pour diverses raisons dont celle de mon origine familiale, peu intellectuelle. La promotion sociale fonctionnait alors, mais pas à ce point là. J'aurais pu entrer à l’ENS de Saint Cloud, mais je ne connaissais même pas, alors, son existence ! Echec également à cause d’événements familiaux. Ma grand-mère maternelle dont j'étais extrêmement proche est morte d’un cancer du foie après de longues souffrances vers Pâques. Je me suis alors senti porteur des mêmes symptômes, exactement ! Ce n’était pas les meilleures conditions pour préparer des concours !

* Sophie : alors, comment réagis-tu ?

* Guy : A la fin de ma première année, à Henri IV j’ai passé à la Sorbonne le certificat de « mathématiques générales ». Pour un élève de classe préparatoire c’est facile et j’ai été reçu. C’est une propédeutique qui donne le droit* * de continuer pour une licence. Avant de retourner en Creuse pour les vacances je me renseigne et découvre que l’un des certificats suivants s’appelle « calcul différentiel et intégral ». On ne fait, presque, que cela dans la classe que je viens de quitter. Sans consulter qui que ce soit, je m’inscris pour la session de septembre et j’achète aux Presses Universitaires des livres sur le sujet et quelques polycopiés. Me voilà en Creuse et, après un peu de repos, je me mets à la lecture des polycopiés officiels de la Sorbonne

*Sophie : Avec tous ces longs préalables, je sens venir une surprise désagréable ? Tu ne devrais pas avoir de problèmes après une telle préparation en classe préparatoire !

* Guy : Tu as bien deviné ! Je ne comprends rien à un texte polycopié officie! du dit certificat ! J’essaie d’autres polycopiés, même échec ! Pourtant c’est bien le même domaine ; pourquoi diable ce divorce entre l’université et les classes prépas ? Mystère imprévu et découragement ; suis-je si mauvais pour ne voir dans ces textes que de l’hébreu ?. Têtu, je finis par me décider à regarder les livres de l’Institut catholique de Paris sur le même domaine; j’avais acheté ces livres par une volonté de tout faire pour réussir; mais ce n’est pas avec eux que j’allais passer en septembre ! Miracle incompréhensible, je comprends tout: un cours sur le « calcul des résidus » avec des exercices résolus (complément net à un chapitre des classes de spéciales); je réussis mes exercices, j’assimile bien, de même qu’un autre livre sur des choses géométriques qui ressemblent à ce que j’ai fait en prépa. Cela me redonne un peu le moral, mais ne me rassure guère

* Sophie ; Comment se termine cette histoire? Tu m’intrigues beaucoup !

* Guy : Tu vas voir qu’il va y avoir encore du suspense et de l’angoisse. Donc voilà l’examen. Angoisse terrible avant la distribution des sujets ! Et, bonheur ! Il y a des questions que j’aurais pu avoir au lycée, et …un calcul de résidus ! Donc je travaille efficacement. Mais mon « résidu » calculé ne peut être valable, et j’explique sur ma copie pourquoi. Cela sera apprécié par le correcteur car, 10 jours après, je constate avec surprise que je suis admissible! Mais il y a l’oral qui peut porter sur mon « hébreu ». Alors je m’installe au fond de l’amphi de l’institut Henri Poincaré pour « voir venir ». Premier candidat, première question ? Je ne comprends même pas la question, mais, le candidat, à ma stupéfaction, répond ! Deuxième candidat, même chose ! Troisième, idem ! Au bout de 10 répétitions du scénario je décide de partir, de jeter l’éponge.

  • Incurable optimiste, je décide de regarder si je ne me suis pas trompé de salle. Et c’est le cas, car j’ai lu verticalement à l’arrière de la liste des candidats, alors qu’il fallait lire devant. Il me faut donc aller, non dans l’amphi, mais au premier étage, dans une petite salle. Heureusement l’interrogateur est en retard mais, cette fois, pas question de partir car la porte est fermée et nous ne sommes qu’une dizaine. Commence la même attente de ma part. Le scénario s’inverse : je comprends les questions et saurais répondre ; mais j’attends et redoute « l’hébreu » du polycopié et de l’amphi, qui va bien arriver; malheureusement ! Il ne vient pas et j'attends. Je passerai le dernier avec un sujet que je connais bien; mais je crois que ma tension préalable ne m’a pas permis d’être très bon.
  • Je serai quand même reçu. Fin savoureuse, car, je découvrirai ensuite que ce certificat là est, de loin, le plus difficile et que beaucoup d’étudiants redoublent à cause de lui ! Comme le programme est immense, chaque prof. a une spécialisation. L’interrogateur de l’amphi, Monsieur Valiron; a le plus gros morceau, le plus complexe, celui de mon « hébreu ». Celui de la petite salle, Monsieur Favard, a un domaine plus classique ; il est creusois et, bien plus tard, j’irai le voir dans son bled, habillé en paysan !. Conscient de mes lacunes je suivrai les cours de Valiron, en ayant déjà en poche le succès ! Il ne faisait que répéter les raisonnements d’un énorme de ses bouquins qui faisait référence parmi les spécialistes. J’ai eu une chance énorme !

*Sophie ; La fin de ces études s’est passée sans de nouveaux ennuis, j’espère ? Enfin !

* Guy : Oui pour 3 années. J’ai passé la même année deux certificats qui m’ont donné la licence de maths : un facile « mécanique rationnelle » et un énorme, celui de « physique générale » qui comprenait absolument tous les domaines de la physique. Et l’année suivante 2 certificats plus spécialisés pour un diplôme qui me donnait le droit de préparer l’agrégation. Je ne vais pas t’ennuyer avec des détails techniques. Plus étonnant et intéressant, l’année scolaire 1962-1963, car je suis accepté, avec 4 ou 5 autres, comme « auditeur libre » à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm pour préparer l’agrégation !

* Sophie : Ton rêve se réalise un peu ; tu entres dans ce « temple » par la petite porte. Mais tu y es ! Alors ??

* Guy : Le bilan est complexe. Les normaliens sont sympas et les profs également. Je ferai même devant eux une leçon pour l’oral du concours. Il y a un mais. Profs et étudiants parlent, encore une fois, hébreu ; des notions, des noms de théoriciens que je ne connais pas du tout, comme Lipschit, Banach. Ce sont des « maths modernes » qui utilisent des mots du langage courant comme corps, anneaux, groupes, applications, etc. Mais que cachent ces mots, en mathématiques ? Je n’ose pas révéler mon ignorance à ces brillants normaliens qui m’auraient répondu sans me juger. Le professeur Henri Cartan me dit que l’exposé que j’ai fait est bon pour l’espace euclidien classique mais pas dans d’autres espaces (inconnus de moi) !

  • Par contre le grand spécialiste des maths modernes Henri Cartan va me rendre un grand service

* Sophie : Tu m’intrigues à nouveau ! Que se passe t-il ?

* Guy : Passer l’agrégation, c’est s’engager à servir l’état pendant 10 ans, comme professeur, en principe. Donc il ne faut pas donner aux élèves la tuberculose ou être malade mental ; il faut être capable de les écouter, de les voir, et…ne pas être susceptible de demander vite une pension d’invalidité (le fric c’est primordial !) Donc, vers Pâques, nous sommes convoqués pour une visite médicale et nous passons successivement devant 4 toubibs, généralistes ou spécialistes. Je choisis de passer en dernier devant l’ophtalmologiste, légèrement inquiet ; car j’ai une bien mauvaise vue ! Vite, il est catégorique, brutal « je vais vous interdire de passer le concours ! Comme scientifique vous pouvez devenir ingénieur ! » Fin du dialogue ! Désarroi, tristesse ! Je reçois une lettre du ministère officialisant cette interdiction et j’arrête de bosser comme un dingue. Mon ami Robert Hennebault me conseille d’en parler rue d’Ulm. Monsieur Cartan s’indigne et dit qu’il va intervenir.

* Sophie : Le fait-il ? et quelle est la suite ?

* Guy : Oui, et je suis convoqué pour une contre-visite. Les grands ophtalmologistes se battent pour que les aveugles puissent accéder au maximum de professions ; donc mon cas va dans leur sens et, 8 jours avant le concours, je reçois l’autorisation de me présenter. Je serai collé mais reçu 14e au CAPES de mathématiques, donc désormais dans l’Education nationale, et à l’abri de ce qui était un décret de Pétain non encore aboli !

* Sophie : Tu ne fais pas que travailler, quand même ?

* Guy : Non, pas du tout ! Cette période est encore, pour moi, chrétienne. Je fais donc, à pied, le pèlerinage de Chartres. Et, bizarrement, je fréquente les champs de coursesde chevaux. Avec Jeannot, nous inventons une « martingale » (un truc pour gagner à coup sûr !) infaillible. Sur Paris Turf, le journal des courses, nous choisissons, dans leur liste globale de pronostics, le journal qui n’a pas donné le bon pronostic depuis le plus longtemps. Il faudra bien que cela cesse, un jour; donc nous suivons leurs conseils. Pour tester cette méthode, je suis allé à la Bibliothèque Nationale et, j’ai demandé le Paris Turf d’une année, pour noter ce que notre méthode aurait donné. Personne ne s’est étonné de cette demande iconoclaste ! Travail fastidieux sur ces chiffres et cela semble bon ! Donc nous nous lançons et, pendant trois mois, cela nous donne de bons résultats. Puis cela se gâte et, nous n’avons pas assez d’argent pour tenir suffisamment longtemps. Donc c’est la fin de l’expérience !

  • Je te conseille d’aller sur un champ de courses, une fois, car le spectacle a de multiples intérêts. Intérêt sportif d’abord car le spectacle est beau, mais aussi spectacle sociologique sur la passion des parieurs ou parieuses (car la parité est là totalement respectée). Lorsque l’arrivée demande le recours à la vidéo pour départager les premiers, j’ai vu les spectateurs, derrière les grilles, parier entre eux, à nouveau !,J’en ai vu partir à la fin des courses en n’ayant plus aucun centime et mendier un ticket de métro! Enfin, pour les premières courses, sur la pelouse, zone réservée aux plus modestes, plusieurs bonimenteurs, juchés sur des pliants, promettant de donner, contre quelque argent, le nom du cheval qui va gagner dans la course X à venir; tuyau increvable bien sûr! Et cela marche. Mais, vers la troisième course, ils ne sont plus là, évidemment, pour ne pas se faire frapper !
  • Je donnais des leçons de maths à un jeune Paul, candidat à l’institut national agronomique. Un jour, je le sens tendu, inquiet. Il finit par me demander quel est le tic-tac qui vient de ma serviette ! Il pense à une bombe ? C’est le bruit de mon gros réveil qui fait office de montre ! Ce même instrument brise le silence studieux de la bibliothèque Saint Geneviève par ses cris insolites !J’apprends que la maison de Paul, sur le Boul’ Mich’, est la propriété du pape, En effet le Vatican doit recevoir une fraction minuscule du denier du culte collecté, cela finit par atteindre des sommets. La loi de 1905 interdit toute expédition de capitaux vers la papauté. D’où l’achat de ces immeubles. Avec cette famille je découvre la grande bourgeoisie ; à l’occasion d’un séjour de 15 jours dans leur petit château de Normandie, pour y faire des maths. Mon élève a deux sœurs ; les trois sortent avec les quelques domestiques et se comportent avec ces jeunes femmes comme si elles étaient de la famille. Ils ont d’ailleurs très peu d’argent de poche. Paul, collé, m’écrira pendant 2 ans et la famille m’invitera à un dîner