* Sophie : Parle-moi de tes études secondaires, de l’internat

* Guy : Pendant l’année scolaire je suis interne au lycée de Guéret et notre bande de la classe est vraiment soudée. Je me souviens des noms et des visages. C’est un excellent souvenir de ma vie. Donc les études sont une priorité même lorsque, le week-end, je reviens chez mes parents

  • Je lis alors passionnément, au fur et à mesure de leur parution, les 27 volumes des « Hommes de bonne volonté » de Jules Romains. C’est une passionnante fresque de la France entre 1908 et 1933, avec mes amis Jallez et Jerphanion qui sont les unificateurs réguliers de cette masse de personnages et de visions; personnages de toutes les classes sociales, dont un criminel et même un chien. Jules Romains voulait que ce roman traduise la vie d’un « être collectif, unanime, les hommes de bonne volonté ». Il m’a fait adopter son « unanimisme » J’aimerais relire ! C’est aussi, je crois, la période où je lis, avec grand plaisir, les bandes dessinées de Forton : « les pieds nickelés »
  • A cette époque les matières nobles sont français, latin, grec. C’est à travers elles que se fait la sélection. Ce fut mon choix par envie. Le grec me plut beaucoup plus que le latin. Ce nouvel alphabet est une joyeuse découverte ! Puis cette langue permet de bien comprendre des mots compliqués dont la tête et la queue sont en général formées sur des racines grecques. comme rhododendron (rose et arbre), rhinocéros (nez et corne), hippopotame (cheval et fleuve), misanthrope (déteste les hommes), misogyne (déteste les femmes), Philippon (aime les chevaux). Parfois le grec explique le sens de prénoms : Mélanie (la noire, la brune), Irène (la pacifique), Sophie (la sage). J’ajouterai gynécée (appartement des femmes). Sais-tu que le « y » de bien des mots français vient du « u » grec, que nos « ph » viennent de la lettre « phi » grecque et les « th » viennent de la lettre « thêta » grecque. Le nombre de mots qui commencent par « phil ». » ou de termine par « archie » (gouvernance) ou « logie » (dialogue) est important
  • Le « dialogue des morts » de Lucien (c’est le nom d’un écrivain grec, pas un prénom) est plus passionnant que la guerre des gaules de César. Nous avons pu lire ce texte très vite et nous avions des compositions de thème grec, donc des traductions du français en grec !

* Sophie : Arrête ce panégyrique sur le grec et dis-moi pourquoi tu n’es pas devenu professeur de lettres classiques donc de grec ?

* Guy : C’est un peu compliqué ? Je t’ai dit que j’avais une année de plus que les camarades de ma classe, à cause de la guerre. D’autre part j’étais un très bon élève. Donc, à la fin de la classe de troisième, notre conseil de classe me propose de sauter une classe et de passer directement en première pour compenser le décalage. Je ne suis pas enthousiaste ; je ne serai plus le numéro un, et plutôt dans le peloton voire à l’arrière, Vanité ? Mais surtout je ne veux pas quitter mes amis de la classe. Je vais donc voir mon prof de lettres qui m’enseigne à la fois le français, le latin et le grec. Je suis meilleur dans ces matières qu’en mathématiques. Il comprend vite que je vais refuser et n’insiste pas trop. Il me dit ; « si vous refusez, changez de section et passez en C, section où les mathématiques remplacent le grec. Les maths, c’est l’avenir ! » Ce n’était pas du tout le cas alors mais il avait raison pour dix ou vingt années plus tard. Quel visionnaire ! Pourtant mon ami Robert qui fut son collègue lui reprochait de ne dire que : « A quand la bonne bidoche ! » au lieu de parler de la guerre et de la lutte De Gaulle contre Pétain. Je passe donc en C et remplace le grec par l’italien. Belle découverte également. Je deviendrai peu à peu bon en mathématiques mais je regretterai le grec

  • En terminale, nous étions 9 ou 10 Mais le prof, excellent par ailleurs, ne pouvait travailler que s'il y avait un bruit de fond derrière lui, des bavardages. Alors, de temps en temps, nous décisions un silence absolu. Il perdait les pédales et se mettait en colère. Alors nous obéissions et faisions du bruit !!
  • Je serai reçu sans problème aux deux années du baccalauréat qui se passait alors en deux temps.

* Sophie : Pourquoi après ton baccalauréat choisis-tu de venir dans une classe préparatoire ?

* Guy : Pour plusieurs raisons. J’ai dit que j’étais passionné par la série des « Hommes de bonne volonté » de Jules Romains. Jerphanion et Jallez, deux personnages sympathiques, qui reviennent régulièrement dans le livre sont des normaliens de l’ENS de la rue d’Ulm. Ils me donnent envie d’intégrer cette grande école et de suivre leur exemple, y compris en politique ! D’autre part, comme beaucoup d’adolescents, je me croyais promis à un grand destin ! Je croyais avoir découvert une nouvelle façon de créer des courbes mathématiques (le prof que je suis devenu depuis pense que cela était seulement un exercice intéressant pour des élèves de classe préparatoire !). Je souhaitais devenir chercheur en physique théorique sur la structure de la matière

* Sophie : Alors, ce fut une nouvelle vie ?

* Guy : J’ai passé l’année scolaire 1947-1948 au lycée Saint-Louis, bel immeuble du Boulevard Saint-Michel au quartier latin. J’étais élève en classe de mathématiques supérieures et pensionnaire. Le réveil des internes, le début et la fin des cours, le signal de montée dans les dortoirs étaient marqués par les roulements de tambour du concierge. La montée des internes, qui avaient entre 18 et 20 ans, le soir, devait se faire en rangs et dans un silence absolu. Le malheureux qui, en retard, était pris à courir dans les couloirs se voyait privé de la sortie du dimanche chez son correspondant, bouffée d’air précieuse. Une discipline toute militaire que je n’avais pas connue auparavant pendant mes 7 années d’internat au lycée de Guéret.

  • Discipline de fer, ennui des cours, faim car les tickets de rationnement existaient encore ! Je comptais les jours. Guéret devenait un paradis !
  • Classé troisième en fin d’année, on refuse mon passage en mathématiques spéciales car, réformé à cause de ma mauvaise vue, je ne peux me présenter à Polytechnique, marqueur fondamental dans le classement des lycées. On me propose la classe de « Sup. Elec. ! », Ecole Supérieure d’ Electricité !

* Sophie : Alors ?

* Guy : Le lycée Henri IV, lui, m’accepte en septembre1948. Alors vie libre et joyeuse ! Là je passerai deux années. C’est un ancien et magnifique couvent situé derrière le gros sein du Panthéon. Je découvre avec mes camarades la rue Mouffetard, le jeu d’échecs et le poker, puis, avec le « Z », les vélos de course et les courses de chevaux. Joyeuses détentes, sympathiques entorses à la tradition. Entorses nécessaires car ces classes s’appellent depuis 1841 des taupes parce que les étudiants y travaillent tellement que, comme l’animal, ils ne sortent jamais de leur trou, en principe !

* Sophie : Tu parles de Z ! Qui est ce personnage ?

* Guy : Dans la tradition de ces classes, c’est le chef de classe (la dernière lettre devient la première, la dominante !) En fin d’année scolaire ce Z me vend son vélo de course Je paie avec mon argent de poche et le prix du train du retour, sans l’autorisation des parents. Alors, 360 km sur le vélo, en 2 jours, sans entraînement ! Un kilo de sucre, suspendu sous la selle; qui finit par frotter sur le boyau arrière. Il faut le jeter !

  • Terribles pavés ! Horribles lignes droites interminables de la Beauce, avec ses voitures-éclair ! Nuit sur un banc de la gare de Vierzon ! A l’arrivée un postérieur plus « fatigué » que les jambes, pendant 8 jours (la selle fort dure est la coupable)


* Sophie : Quels souvenirs as-tu gardés ?

* Guy : Voici mon calot de l’époque ; calot, analogue à ceux de l’armée : avec un X, les lettres BAZ H IV, 5 étoiles comme 5/2. une petite feuille de vigne, un petit parapluie, une abeille. J’étais en effet PDM, préfet des mœurs. Mon voisin de lit dans le grand dortoir des internes, Guy Béart, était alors SO, satire officiel ; reçu à l’école des Ponts et Chaussés il deviendra chanteur-compositeur. Ses chansons traduisent souvent le côté joyeux, l’humour de ces traditions taupines. Je le reverrai lors d’un concert

* Sophie : Ces traditions devaient se traduire par des cérémonies ?

* Guy Oui, avec une obsession de la hiérarchie pour préparer à la discipline des armées, entre les 3/2 (étudiants de première année, bizuths) et les 5/2 (redoublants) Voici un bizutage amusant vécu alors à Henri IV :: on bande les yeux du bizuth, il monte sur une grande planche à dessin quatre anciens se placent aux quatre coins de la planche – Han ! Han ! Han ! .- Ils donnent l’impression que la planche et son étudiant montent péniblement vers le plafond Han ! Han ! – la planche tangue, silence et sourires, Han ! un copain touche le haut de la tête avec un carton lui donnant l’impression qu’il a atteint le plafond le groupe crie « saute bizuth» le bizuth prend son élan en pliant les jambes comme quelqu’un qui va sauter de 2 mètres alors qu’il est à 50 cm ; le saut devient grotesque et le groupe rit bien aux dépens du bizuth.

  • Comme bizuth je me souviens avoir été obligé à vendre du papier-cul dans le jardin du Luxembourg !

* Sophie : Cela durait toute l’année ? Alors cette coutume provoquait une fort mauvaise ambiance ??

* Guy : Cette intégration dans les traditions prenait fin officiellement début décembre lors de la sainte Barbe, fête des pompiers, artilleurs, mineurs, etc.…Lors de cette journée, baptisée « inversion », les bizuths deviennent anciens. Alors : chaises renversées, pieds en l’air, élèves assis sur le dessous du siège habituel, regardant le fond de la classe et pas le tableau pendant qu’un élève y fait des divisions mathématiques absurdes, …blouses boutonnées dans le dos, etc. Les profs apprécient plus ou moins ! Les bizutages étaient souvent stupides, humiliants, parfois brutaux

  • Ces traditions fort anciennes ont été créées pour forger des communautés solides, fermées, des sortes de castes, des hiérarchies. . Les anciens X (anciens de l’école polytechnique) forment une véritable franc maçonnerie bien utile pour obtenir un poste. Même chose pour les anciens des écoles des Arts et métiers que je connaîtrai bien plus tard !