* Sophie : les machines agricoles, les tracteurs ne devaient pas être nombreux en Creuse ?__

* Guy : Les travaux agricoles comme le labourage se faisaient par traction animale Le spectacle des paysans fauchant à la main, en équipe, le foin ou le blé était magnifique, avec des pauses pour affûter les lames des faux. Je les sentais fiers, heureux ! Je garde même un souvenir exceptionnel de trois hommes battant en cadence, avec leurs fléaux articulés, les épis de blé sur le sol d’une grange pour séparer le grain de la paille ; quel ballet ! ; je me souviens également d’une vieille dame pauvre fauchant le peu de foin dont elle avait besoin avec une faucille!

  • Les moissonneuses mécaniques puis les tracteurs et les moissonneuses batteuses ne sont apparus que peu à peu, après 1946. Un ami creusois vient de m’expliquer que les moissonneuses batteuses ont fait disparaître les perdrix car elles détruisent leurs nids dans les champs de blé. Pour les chasseurs, actuellement, on répand dans les champs des compagnies de perdrix… d’élevage !!

* Sophie : Dis donc, attention ! Tu as la nostalgie de ton enfance. Mais je te croyais scientifique, amoureux du progrès, militant pour une nouvelle société. Tu vas donner l’impression que les écologistes rêvent du retour à la bougie, à la faucille

* Guy : Non, même si je me souviens que lors des pannes d’électricité l’éclairage à la bougie produisait des ombres mystérieuses, fascinantes ! Ombres vivantes qui amplifiaient nos gestes et nous donnaient une seconde vie ; immense et fragile. Je veux seulement montrer le chemin énorme parcouru pendant une courte période. par exemple, seules une ou deux familles avaient le téléphone, des appareils préhistoriques, énormes. ! Mon père en avait un pour ses commandes ; plaqué à un mur, et les voisins venaient l’utiliser. Toujours le collectif plutôt que le « chacun son matériel »

* Sophie : Raconte-moi ! Tu sembles avoir aimé les batteuses? Pourquoi diable ?__

* Guy : En ce temps là les journées de battage du blé étaient de grandes fêtes collectives, épuisantes mais joyeuses ; tout un village se mobilisait pour aller, jour après jour, de ferme en ferme, fournir les 20 ou 30 personnes indispensables. Je suis heureux d’avoir vécu comme gamin et adolescent ces journées que l’on essaie de ressusciter ! Les jeunes étaient fascinés Je vais essayer de te raconter ces événements.

  • La veille de la journée prévue, ll fallait aller chercher, parfois un peu loin, la lourde locomobile à charbon ou électrique (ensuite), l’énorme batteuse et le relieur.. On mobilisait bœufs et vaches. A l’arrivée il fallait caler avec des pierres et du bois les trois engins pour une horizontalité parfaite. Travail de force avec crics et barres à mine et travail de précision avec moult engueulades. La cheminée qui était couchée sur la locomobile pour bien passer sous les ponts est redressée et devient mat de cocagne Le jour fatidique débute à 6 heures pour chauffer la locomobile qui allait avaler des quantités énormes de briquettes de charbon et d’eau. Le sifflet de la machine avertit qu’elle est prête. Un ronronnement s’amplifie et commence sur trente mètres la sarabande des poulies, des courroies, des bras, et, sur la loco. des deus énormes roues et des deux petites boules. Chaque homme a une tâche bien précise : un sur le tas des gerbes de blé dans la grange (souvent le fils de la maison) qui jette les gerbes, un pour les transporter, deux pour les hisser avec une fourche sur la batteuse, trois sur l’engin pour ouvrir, étaler, enfourner dans l’appareil (et ne pas provoquer de bourrage), deux ou trois pour ficeler les sacs de blé quand ils sont pleins et monter ces très lourds sacs dans les greniers, trois ou quatre pour emmener les ballots de paille sortant du relieur à l’endroit adéquat, sans compter les hommes qui vont chercher de l’eau ; les femmes qui ravitaillent les « brayauds » (nom limousin pour paysan) en liquides indispensables à cause de la poussière
  • Les courroies peinent, la chaudière gronde, le relieur grince, la batteuse vibre, tressaute, s’étouffe ! Un nuage dense de poussière enveloppe ce magma d’hommes, de bois, de fer, de paille. Enfer de particules étouffantes, de bruits, de sueurs, d’efforts !
  • Mais le soir les femmes ont préparé de somptueux banquets, avec moult gâteaux, le vin coulait à flots ; il faut une barrique, soit plus de 200 litres ! La joie du travail accompli, la joie d’un collectif soudé font oublier fatigue et petites tensions habituelles, inévitables! On chantait, on dansait au son de l’accordéon. A la fin du mois l’énorme machine repartira loin avec sa locomobile et son relieur de paille. Le bourg, avec tous ses enfants saluera ce convoi
  • Maintenant chaque exploitation a acheté en s’endettant une moissonneuse batteuse et travaille seule !

* Sophie : La Creuse était semble t-il athée ? Pourquoi si différente ?__

* Guy : Il faut dire que les messes n’étaient fréquentées que par 3 ou 4 vieilles bigotes ; les Creusois ne viennent à la messe qu’aux Rameaux pour faire bénir des buis qu’ils mettent dans leur maison et leurs champs. Ils y viennent aussi à la Toussaint, fête des morts. Ces cultes sont une persistance des cultes païens et une récupération plus qu’une pratique chrétienne pour laquelle Noël et Pâques sont les fêtes fondamentales. Une bonne partie des hommes ne rentre pas à l’église lors des enterrements. Je n’ai assisté à une messe de minuit qu’une fois avec le deuxième de mes curés Le premier curé, pour lequel j’ai été enfant de chœur, était dans cette petite paroisse car il avait été sanctionné. Il avait « fait un enfant » à sa gouvernante. Il devait finir sa carrière dans cette paroisse peu pratiquante. Mais l’église, un peu magnanime, lui permettait de conserver sa gouvernante. Chaque année le fils qui tenait un bain-douches à Clermont venait rendre visite à ses parents et, dans le bourg, circulait la rumeur amusée : « Tiens ! Le curé reçoit son fils ! » Personne n’était choqué ou critique. Personne n’ironisait, personne n’exploitait l’affaire ! L’indifférence ou l’accord avec des faits que l’église officielle réprouve montre bien pourquoi la Creuse était considérée par l’église comme une terre de mission, classée très loin à la fin de la liste « scientifique » des départements sensibles au christianisme.

  • L’immense bâtiment d’un ancien petit séminaire catholique avait été récupéré par le département en 1905 et servait d’asile à des vieillards ou des handicapés. Sur les trottoirs nous croisions des personnes aux structures physiques bizarroïdes, statues originales et lentement mobiles. Les habitants ne parlaient qu’à quelques-uns et ignoraient les autres, personne ne se plaignait pour l’image que le pays pouvait donner. Cet asile était un monde parallèle !

* Sophie : Quels souvenirs gardes-tu de tes messes ?__

* Guy : Je me souviens des clochettes qu’il fallait agiter aux moments adéquats de la messe, des burettes qu’il fallait amener à l’autel, des prières en latin qui ne m* ’aidèrent pas dans mes études, des vêtements blancs qu’il fallait enfiler. Le meilleur souvenir est celui du préambule à la messe : nous montions sur une mezzanine de l’église pour annoncer la messe ; il fallait du temps et des gros efforts pour mettre en branle, la grosse cloche, en tirant sur une corde; mais, quand elle était lancée, quel plaisir de se laisser soulever de 2 mètres vers le plafond avec la corde, à chaque va et vient. Le catéchisme donnait lieu à de franches rigolades et à des chahuts contre le curé. En effet ce curé était plus passionné par la politique que par la propagation de la foi. Il pilotait pour les municipales une liste de droite opposée à celle de mon grand-père, maire radical socialiste. Il était régulièrement battu

* Sophie : La Creuse votait comment ?

* Guy : C’était au dix neuvième siècle un pays essentiellement agricole et pauvre. Les paysans creusois, pour survivre, devenaient chaque été les maçons du Paris haussmannien, comme Martin Nadaud. Grâce aux contacts ainsi établis avec le mouvement ouvrier la Creuse fut au vingtième siècle une terre de la gauche classique, des radicaux aux socialistes et un peu aux communistes. Mon grand-père paternel fut pendant plus de 30 années le maire radical socialiste de ma commune. Mes parents et mes 3 oncles votaient radical socialiste. Les instituteurs avaient une profonde influence et par les écoles normales ils avaient une formation laïque et de gauche. Ce sont ces instituteurs qui allaient créer la Résistance.

* Sophie : Quel bilan peux-tu faire de ces 13 années?

* Guy : Ma « madeleine de Proust » pour l’époque est l’odeur horrible que provoquaient les bouilleurs de cru avec leurs alambics qui transformaient le cidre en eau de vie ou le cri des cochons que l’on égorgeait ; mais que les boudins noirs étaient bons ! J’ai également vu tuer une vache par notre boucher ; atroce ! Comme odeurs agréables celle du foin, quand j'étais allongé sur la masse de foin d’une charrette, ballottée sur les chemins ou bien celle, dans une étable, du lait chaud que l’on vient de traire. Je me souviens des boites de fer dans lesquelles nous enfermions des hannetons pour les faire voler avec un fil à la patte; le couvercle était perforé pour qu’ils puissent respirer, jeu cruel Tu vois que les sources de joies et de refus sont totalement différentes à la campagne et à la ville et aussi entre hier et aujourd’hui ; l On peut vivre autrement sans les merveilles de l’électroménager, donc sans les gadgets superflus imposés par la pub ! Les enfants peuvent inventer eux-mêmes leurs jouets (nous fabriquions des petites vaches avec des marrons et des allumettes comme pattes

  • Je pense maintenant que le parti radical fut vraiment le parti de la troisième république, que cette république fut adaptée à la société rurale de son époque, qu’elle organisa un réel ascenseur social tout en conservant les hiérarchies de classe. Elle fut jacobine et hostile aux langues régionales, victorieuse en 1918 et écrasée en 1940. Philippe Pétain lui succédera.
  • La pire faute de cette république est la glorification du colonialisme, qui va provoquer la mort de la république suivante, la quatrième !