* Sophie : Peut-être fais-tu également des voyages pour ton plaisir, sans but politique ?

* Guy : Oui. Comme j’aime beaucoup la langue italienne, et que je rêve de Florence, c’est mon premier vrai voyage, au début des années 60. Deux merveilleuses semaines qui se terminent au moment de l’aventure que je vais te raconter : je logeai dans un hôtel un peu éloigné du centre. Ce jour-là, je visite la galerie des Offices et je suis en retard pour le repas de midi.

  • Dans une rue relativement déserte, je suis abordé par un Américain. Il est pilote et doit repartir l’après-midi à 16 heures. Il veut acheter un cadeau à sa fiancée. Pour le payer, il lui faut vendre sa belle montre et il me demande où il peut trouver un bijoutier.
  • - Moi: « Il y a en a plein sur le Ponte Vecchio »
  • - L’Américain : « Ils ne font pas des achats »
  • - Il insiste, il détaille. Je suis en retard et, pour me libérer, j’arrête le premier passant italien. Il y en a très peu à cette heure là! . Le dialogue s’engage et, je suis fier de faire l’interprète entre l’italien et l’anglais (mes deux langues du lycée). L’Italien se déclare intéressé par l’achat de la montre. Je vais être libéré. Et là :
  • - « Ah non ! Sans vous on ne peut communiquer ! » Alors la tractation s’engage dans la voiture de l’Italien : la description du bijou, le prix, etc. L’Italien n’a pas la somme entière sur lui ; il faut qu’il passe chez lui en banlieue et les délais sont réduits avant l’envol de l’Américain.
  • Alors échec et me voilà libéré ? Non, une idée géniale surgit. L’Italien va donner une partie de la somme et « vous, le Français, vous complétez et vous prenez la montre en gage. L’Italien vous rejoindra pour vous rembourser le complément et prendre la montre ».
  • Me voilà soudain dans l’opération pour laquelle je n’étais que le simple auxiliaire traducteur ! Ils insistent. Je suis en fin de séjour et je n’ai pas beaucoup d’argent. Ils me disent que je ne paierai que le tiers de la valeur et j’aurai la montre en caution. Je finis par accepter. Mais heureusement l’essentiel de mon argent est à l’hôtel et l’Américain m’y amène en voiture. Pendant le trajet, il parle sans arrêt comme pour m’empêcher de réfléchir mais je cogite quand même, inquiet. Si je ne récupère pas mon argent il faudra que j’aille au consulat de France. mais où est-il ? Il faut que je note bien le numéro de la voiture ! Nous voilà devant l’hôtel. Je me place pour bien lire le numéro de la plaque et je vois que le type essaie de s’interposer.

* Sophie : Alors, c’est la catastrophe ? Tu es fauché ?

* Guy : Pendant le repas je suis angoissé. Et soudain, coup de téléphone ; on demande Mr. Philippon. Accident dans ma famille ?? C’est l’Américain qui me dit que, finalement la somme n’est pas suffisante (je n’avais pas tout à fait la somme prévue au départ). Il souhaite annuler le marché et venir me rendre l’argent contre la montre. Pour pouvoir rembourser l’Italien il me demande si j’ai noté le numéro de sa voiture. Que faire ? Il faut décider vite ! Je donne le numéro. Il fait semblant de ne pas avoir compris et me fait répéter. Je répète.

  • Retour à la salle à manger. Ai-je eu raison de montrer que je connais le numéro ? Angoisse !Je suis tombé bêtement dans un piège et je n’aurais pas dû révéler que je connaissais le numéro de la plaque. Mais peu après on m’appelle à nouveau, l’Américain est là qui me rend mon argent. Ouf ! En fait l’Américain et l’Italien étaient complices et pourtant c’est moi qui avais arrêté le passant italien ; la tactique était bien organisée !

* Sophie : Quels souvenirs gardes-tu de ta section du XIXe arrondissement puisque tu habites maintenant rue des Alouettes, près des Buttes Chaumont ?

* Guy : Mitigés. Bons pour la période des manifestations contre la guerre d’Algérie qui vit les militantEs soudéEs, disciplinéEs. Avec des liens amicaux, entre Janine Parent, Colette Gire, Michel Dachery, la famille Duyts, le secrétaire Jean Laubreaux, mon collègue Claude Daugé qui organisa un ciné-club. Que de morts dans cette liste ! Beaucoup moins bons pour la période des lutes de tendances : 1963-1967 ; sans comparaison avec le respect mutuel du XXe que je connaîtrai après mai 68. Je représentais le courant Heurgon-Rocard et Janine Parent le courant Poperen. Elle était virulente, agressive. Je me souviens qu’elle nous attaquait comme droitiers, prêts à vendre le PSU aux socialistes. Ironie de l’histoire : ni moi, ni aucun de mes camarades ne rejoindra le PS et c’est elle, derrière Poperen, qui rejoindra Mitterrand en 1967, et ensuite le PS. Elle sera récompensée par un siège au conseil économique et social, comme militante CGT !

  • Cette période est celle où, un peu découragé, je milite moins et cherche un appartement. En 1967 je finis par trouver et j’achète l’appartement de la rue Haxo, où je m’installerai en 1968, un peu avant les événements de mai. Quel hasard !

* Sophie : Avant que tu abordes la masse des choses que tu dois avoir à développer sur mai 68, parle-moi un peu de ton lycée, de ton boulot, de tes élèves et de tes collègues

* Guy : Chaptal est situé Boulevard des Batignolles à Paris, à la frontière de 3 arrondissements : 8, 9, 17. En 1958, je viens du lycée mixte de Saint-Omer dans le Pas de Calais. Chaptal, lui, n’est pas mixte et les profs femmes y sont nettement minoritaires. C’est la règle quasiment générale à Paris pour les lycées de garçons. Mais écoute bien : ces profs femmes ont interdiction de venir travailler en pantalon, jupe obligatoire ! et pour les hommes la cravate est de rigueur sans qu’il y ait obligation. Plusieurs amies me disent qu’avant mai 68, dans les lycées de jeunes filles, le maquillage des élèves, les chevelures dénouées sur les épaules étaient strictement interdits, et la jupe obligatoire.

  • Plus grave : les enseignants dans leur majorité ne saluent pas les agents de service préposés aux repas ou à l’entretien et nous découvrirons, en mai 1968, qu’ils nous appelaient les « seigneurs ». Or la gauche était nettement majoritaire à cette époque dans le corps enseignant.
  • Grave encore : dans le réfectoire des profs, de fait, il y a des tables où se retrouvent les personnels de l’administration, les surveillants d’internat ou d’externat, les profs du collège, d’autres tables avec les profs du lycée, une autre avec « l’élite », les profs du Grand Lycée, c’est-à-dire des classes préparatoires aux Grandes Ecoles ; et aussi une table où dominent les politiques. * Il faut dire que la plupart des militants politiques PC ou PSU et les syndicalistes connaissent un peu tout le monde et pratiquent la « mixité sociale ». Dans certains lycées parisiens, il y a officiellement la table des agrégés et celle des certifiés.

* Sophie : J’ai du mal à te croire. Quelle évolution ! ? Et l’autoritarisme des chefs d’établissement ?

* Guy : Je ne résiste pas au plaisir de te raconter une histoire savoureuse racontée par les secrétaires du proviseur de 1968, qui travaillent dans la pièce attenante au bureau du proviseur, très « vieille France ».

  • Le proviseur en fonction est à cheval sur la politesse et les hiérarchies. Il préfère les professeurs agrégés aux certifiés, les certifiés aux surveillants, les surveillants aux agents d’entretien. Cela se traduit dans ses attitudes et ses exigences. Quand un surveillant téléphone de son bureau, le proviseur ne répond que lorsque la phrase : « mes respects, Monsieur le Proviseur » a été prononcée ! Il ne m’a jamais demandé cela ! Un surveillant de service dans la cour ne doit pas mettre ses mains dans ses poches.
  • Ce jour-là, la secrétaire, qui travaille dans l’antichambre, raconte : « Le téléphone du proviseur est en panne. Un ouvrier des PTT arrive donc et est introduit dans le grand bureau. Voici le dialogue, auquel j’assiste, amusée :
  • - L’employé : « Bonjour Monsieur »
  • - Le proviseur : « Monsieur le Proviseur ! »
  • - L‘employé : « Quel est le problème ? »
  • - Le proviseur : « La connexion avec mon secrétariat ne fonctionne plus ? Vous comprenez ? »
  • - L‘employé : « Oui, Monsieur »
  • - Le proviseur : « Monsieur le Proviseur ! »
  • - L'employé, après plusieurs remontrances de ce type explose : « Ecoutez, débrouillez-vous avec votre téléphone ! Au revoir Monsieur ! » et part en claquant la porte. Je pense que « débrouillez-vous ! » était en fait remplacé par un mot plus grossier
  • Le proviseur prendra sa retraite et ne sera plus à Chaptal lors de la rentrée !

* Sophie : La discipline pour les élèves devait être stricte ?

* Guy : Relativement. Le matin, avant la montée dans les classes, les élèves se mettaient en rangs par deux, dans chacune des 3 cours, collège, lycée et classes préparatoires. Oui, même les jeunes ayant le baccalauréat et quasi adultes. Je ne me souviens pas de punitions sévères. Je te raconte encore une histoire comique, authentique, vécue. Un professeur de grande taille, au comportement austère. enseigne la physique. Il est horriblement chahuté. Ses élèves font des omelettes sur les becs bunsen de la paillasse aux expériences et fabriquaient des sortes de téléphones pour pouvoir se parler d’un bout de la classe à l’autre, tellement le bruit est énorme.

  • Mais ce jour-là, notre collègue trouve que la ligne rouge est franchie, car en arrivant il voit inscrit au tableau noir en grosses lettres : « Léon est un con ! » Léon c’est son surnom. Furieux, il sort pour aller chercher le surveillant général. Les élèves effacent l’inscription. Le surveillant général dit : « Je finis mon travail en cours et je viens très vite ». Léon revient dans sa classe, constate que l’inscription a disparu, et, paniqué, prend la craie pour la remettre !
  • Le « surgé » arrive, sermonne la classe et dit : « Maintenant, je veux savoir qui a écrit cette insulte ! » Vous devinez la suite, le cri de la classe unanime et joyeuse : « C’est Monsieur le professeur » ! Et, c’était vrai !

* Sophie : Quel était l’état des bâtiments ?

* Guy : Je me souviens fort bien de l’état épouvantable des lieux. Les hauts murs de notre cour du « grand lycée » étaient d’un noir absolu, car la rue de Rome est aussi celle des voies ferrées de la gare Saint Lazare. Une vraie cour de prison ; j’avais des photos ! Les peintures des escaliers totalement dégradées, les lames des parquets parfois pourries. Chaptal n’avait pas alors le statut des grands lycées du quartier latin ! C’est Malraux qui nous a permis d'avoir des murs normaux.