* Sophie : Nous voici en mai 68. je n’étais pas née. Raconte-moi !

* Guy : je vais te le faire en litanie, un peu longue ! Mai 68 mérite cela

  • Imagine Paris privé de métros, de bus, d’essence, presque totalement, pendant deux semaines environ (le retour de l’essence jouera un rôle décisif dans le retour à l’ordre).
  • Imagine des cohortes de piétons pressés de se rendre aux assemblées générales de leur usine, de leur lycée, de leur fac, de leur bureau ou à une manif. du Quartier Latin.
  • Imagine la plus grande grève générale de notre histoire, entre 6 et 10 millions de grévistes (déterminés ou bloqués chez eux).
  • Imagine les grappes humaines discutant frénétiquement un peu partout dans le centre de Paris, dans les rues rendues aux piétons, aux carrefours, dans les salles de la Sorbonne, dans le théâtre de l’Odéon, dans bien d’autres lieux. Les discussions sont enflammées et mixent délires et analyses rationnelles, b* réviaires marxistes et imaginations libertaires. Mais toutes et tous expriment la joie de retrouver une parole libre, une possibilité de communiquer avec l’autre ; la joie d’échapper à l’étouffoir politique, idéologue, moralisateur du gaullisme finissant. Le piège de la société de consommation est clairement dénoncé et les ébauches de l’écologie politique s’opposent au conservatisme politique des communistes.
  • Imagine les rythmes nouveaux des manifestations (courses puis pauses), scandant des slogans décapants dont plusieurs sont restés célèbres : « Ce n’est qu’un début ! Continuons le combat ! » La droite ne retient que les slogans susceptibles de dénaturer le mouvement, comme: « Il est interdit d’interdire »
  • Imagine l’effervescence ludique et créatrice, traduisant une illusion révolutionnaire lyrique, illustrée par de célèbres graffitis ou affiches: « Sous les pavés, la plage », « Soyez réalistes demandez l’impossible », « La vie est ailleurs », « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi » !
  • Imagine la masse d’entreprises occupées où les ouvriers font le procès de leurs conditions de travail, de leurs rapports avec l’encadrement, des erreurs tactiques ou stratégiques de leurs patrons, souvent méprisants ; et rêvent !
  • Imagine les salles de classes de lycées occupées toute la journée par des commissions réunissant ensemble, pour la première fois, élèves, professeurs, agents d’entretien, secrétaires de l’administration. Nous y construisions l’école nouvelle en rupture avec le modèle hérité de Napoléon. D’ailleurs Edgar Faure, ministre de l’Education Nationale de l’après 68 aura l’intelligence de récupérer une partie de ces idées, en créant la fac profondément originale de Vincennes, par exemple.
  • Imagine un appareil d’Etat en déliquescence, des ministres qui ne sont pas à leur poste, en dehors de trois ou quatre autour de Georges Pompidou ; des préfets qui sentent le vent tourner et prennent langue avec les forces d’opposition, et un chef d’état, De Gaulle, qui disparaît un moment, sans dire où il est. En fait, il est allé à Baden Baden, en Allemagne, rencontrer le général Massu pour s’assurer la loyauté de l’armée !

* Sophie :Il faut que tu entres dans le détail politique. Quel est le tableau des forces politiques ? Et aussi détailler les périodes de ce mouvement

* Guy On peut identifier trois périodes de ce « joli mois de mai » : la période étudiante du 3 au 13 mai, la période sociale du 13 au 26 et la période politique du 27 au 30. La première période est dominée dans les médias par un trio : Dany Cohn Bendit pour le mouvement du 22 mars, Jacques Sauvageot pour l’UNEF et en fait le PSU, Alain Gesmar pour le SNES Sup (syndicat de l’enseignement supérieur). Pour comprendre Mai 68, il faut schématiser autour de trois blocs, ce que ne font pas les historiens « médiatiques ». Comme je suis en rupture, je me sens obligé d’être précis donc long ! Mai 1968, c’est un moment exceptionnel ! Non ?

  • Premier bloc : celui dont le général De Gaulle est le fédérateur depuis 10 ans, domination qui commence alors à se fissurer et qui volera en éclats en 1969. C’est un « rassemblement » :
  • - de gaullistes de gauche et de résistants de la guerre de 1939,
  • - de conservateurs ralliés faute de mieux,
  • - de « modernes » dont le but est de moderniser le capitalisme français sur le modèle des Etats Unis (les gratte-ciel, le tout voiture et les autoroutes, l’agriculture intensive, etc. ; le Premier ministre Georges Pompidou en est le parfait représentant),
  • - de centristes chrétiens ou libéraux que fédérera Giscard d’Estaing en 69.
  • Ce bloc a séduit une partie des couches populaires. Il contrôle officiellement, via le ministre de l’information, l’ORTF, détentrice du monopole de l’audiovisuel.
  • Par contre les radios, comme RTL et Europe 1 sont indépendantes ; elles se prendront au jeu du « direct » sensationnel, du reportage sur les barricades, sur les rues dépavées, sur les manifestations aux slogans dévastateurs, les dialogues entre autorités et « enragés ». Les transistors joueront un grand rôle dans la mobilisation des manifestants grâce à l’information incessante en direct.
  • Deuxième bloc : celui du PCF et des cadres de la CGT. Il ne faut pas oublier que le PC est alors incontestablement la force dominante de la gauche, sur le plan militant comme sur le plan électoral (à la présidentielle de 1969 son candidat Jacques Duclos rate de peu la seconde place avec 21,3% !)
  • L’appareil du PC est encore totalement stalinien et inféodé à l’URSS. Or, pour l’URSS, De Gaulle est précieux dans la lutte contre les USA car il a pris ses distances avec le pacte atlantique et manifeste une réelle autonomie ; les socialistes SFIO qui pourraient le remplacer ont toujours été des atlantistes dociles ! D’où le jeu ambigu du PCF qui ne peut pas saboter le puissant mouvement populaire en risquant de perdre son hégémonie dans la classe ouvrière au profit de ces « gauchistes irresponsables » : PSU, trotskistes, anarchistes.
  • Sa courroie de transmission cégétiste fait tout pour déplacer les grèves du plan qualitatif, idéologique, « révolutionnaire » au plan quantitatif (salaires) « réformiste » puis pour les stopper. Ce sont ainsi les fameux accords de Grenelle du 27 mai que Georges Séguy, secrétaire général de la CGT va essayer de « vendre» le même jour aux ouvriers de l’usine Renault à Billancourt. Il se fait huer car les contorsions des communistes provoquent des fissures, des démissions, des esquisses de « refondation ». Je vivrai cela très clairement au lycée Chaptal en 68 et dans les années suivantes.
  • Troisième bloc : le bloc moteur du mouvement, très large, donc très composite : situationnistes, libertaires comme Dany, trotskistes comme Krivine, maoïstes de diverses chapelles (dont plusieurs ne comprendront pas au début l’importance du mouvement étudiant, considéré comme « petit-bourgeois »), communistes en rupture
  • et le trio le plus implanté : UNEF, CFDT et PSU qui joua un rôle déterminant, fédérateur dans le passage de l’explosion étudiante à l’explosion ouvrière (à tous les échelons d’organisation, les militants UNEF ou CFDT sont souvent membres du PSU). D’ailleurs deux des trois figures médiatiques de mai 68 sont liées au PSU : Jacques Sauvageot, président de fait de l’UNEF est adhérent, Alain Geismar, secrétaire du SNES Sup, syndicat majoritaire des enseignants du supérieur a été formé par le PSU et y garde de nombreux liens bien qu’il ait rompu en 1967 pour se rapprocher de Mitterrand ; le troisième Dany Cohn-Bendit est celui qui a le plus de charisme, mais peu de troupes derrière lui, avec son mouvement du 22-Mars. La CFDT est alors autant politique que syndicale et pèse lourd ! L’idée autogestionnaire, l’hostilité au nucléaire, c’est beaucoup elle !
  • Les manifestations sont préparées en commun par Krivine et Rocard au siège du PSU, négociées avec le préfet de Police Grimaud par Rocard. Sur plusieurs photos de journaux de l’époque, on voit d’ailleurs Krivine et Rocard, bras dessus-bras dessous au premier rang des manifs! « Le service d’ordre (SO) du PSU est le plus nombreux, mais autogéré, celui de la LCR moins nombreux mais très structuré et « discipliné » écrit Rocard. Les patrons de la FNAC proches des trotskistes fournissaient les casques à ces deux SO, ainsi que l’essence qui était quasiment introuvable.

* Sophie : Toi, comment as-tu participé et vécu cette période historique ?

* Guy : D’abord au lycée Chaptal. Chaque matin je marchais pendant trois quarts d’heure pour aller de la rue Haxo à la rue de Rome. Et je participais aux réunions passionnées dans les classes avec collègues, élèves, agents d’entretien. Très étonnant : dans ces moments de ruptures profondes, les barrières politiques explosent. A Chaptal, se retrouvent dans le mouvement de mai quelques enseignantEs gaullistes ou « apolitiques », mais profondément motivés par le dialogue avec les élèves. En dehors du mouvement et hostiles, se trouvent les PC « staliniens » et plusieurs collègues issus de milieux modestes pour qui l’accession au professorat des classes préparatoires aux Grandes Ecoles a été une ascension sociale extraordinaire et d’ailleurs méritée. Le mouvement de mai 68 brisait quelque part le sens profond de leur vie et des amis proches ont cessé de m’adresser la parole pendant plusieurs années après 68 ou après les événements que je te raconterai. Je me souviens de la remise en cause des notes, des cours magistraux.

  • Comme les transports en commun avaient disparu je ne participe qu’à quelques manifestations : la gigantesque du 13 mai, bien entendu. Je découvre ce jour-là le tribun Dany juché sur le lion de Belfort, une autre et celle de la gare de Lyon avec la foule qui agite ses mouchoirs en scandant « Adieu De Gaulle, adieu ! » Je suis allé à la Sorbonne découvrir l’effervescence politique, les brochures gauchistes et les affiches extraordinaires, stimulantes ! .et au théâtre de l’Odéon.
  • Je serai vraiment en rupture avec mes convictions politiques pendant l’été puisque je m’étais inscrit pour un voyage en Sicile avec le club Méditerranée, représentant emblématique de la société de consommation. Malgré tout je garde un bon souvenir de ma découverte du ski nautique et des vagues sous lesquelles je plongeais.

* Sophie : La rentrée de 1968 est-elle pénible ou optimiste ?

* Guy : En novembre 1968.quelques maoïstes du lycée se proposent de projeter dans le ciné-club le film :« La reprise du travail à l’usine Wonder » de Saint-Ouen où l’on voit le délégué cégétiste qui impose la reprise du travail et la colère d’une militante de base. Le proviseur interdit la projection et les élèves décident de passer outre ! . Deux d’entre eux arrivent le samedi avec la bobine et trouvent le proviseur dans la porte d’entrée. Il leur barre le passage. Ils le bousculent pour forcer le passage et la projection a lieu. J’y assiste. Tu imagines le choc émotionnel que représente pour ce proviseur de la vieille école cette atteinte à sa dignité. Un conseil de discipline est convoqué. Deux amis, dont un PSU, Pierre, militants actifs du mouvement de mai 68 représentent le SNES au conseil de discipline. Ils veulent éviter que le garçon et la fille voient leur avenir compromis. Ils les rencontrent au café proche du lycée et négocient pour que l’exclusion soit accompagnée par un reclassement dans la même classe préparatoire d’un autre lycée ; les étudiants donnent leur accord et l’histoire se termine ainsi.

  • Ce proviseur prendra sa retraite en 1969 et sera remplacé par un syndicaliste FEN, chargé de ramener dans l’ordre notre « lycée rouge » ! Ce sera le meilleur chef d’établissement de ma carrière, capable de prendre des risques pour les choses justes ! Je te raconterai deux épisodes où il joua un rôle déterminant et positif !