* Sophie : Tu m’as parlé de votre journal. N’aviez-vous pas encore des techniques audiovisuelles ?

* Guy : A l’époque, nous ne connaissions pas les vidéos, si elles existaient. Mais nous avons réalisé en 1971 un montage audiovisuel, assez remarquable. Utilisé en premier lieu pour la campagne des municipales. C’est une réussite militante, esthétique, politique.

  • Il s’agit d’une projection en « fondu-enchaîné par deux appareils» de nombreuses diapositives, projection rythmée par l’audition simultanée de chansons, d’interviews d’habitants et de reportages des journalistes de Europe 1 faits sur le vif en mai 68. Ce montage a été fort apprécié lors de ses projections qui ont continué après la campagne.
  • Il est baptisé : « Des pierres, des hommes, des luttes » C’est une idée de Claude Daugé. De longues et nombreuses réunions de travail se tiennent chez moi avec Claude, Jean Biscarros, Laurent Zundel et peut-être quelques autres épisodiquement. Nous décidons de réaliser des interviews d’habitant/es dans les rues et parfois chez eux. Jean me rappelle combien il fut surpris de voir autant de passants accepter volontiers de répondre.
  • Surpris également de constater combien leurs réponses étaient souvent claires, directes, percutantes sur des problèmes politiques importants comme la « déportation » en banlieue des plus défavorisés. C’est sans doute ce thème développé dans nos listes « Paris aux travailleurs » qui a fait le succès de celle-ci avec plus de 9% et a stupéfait le PCF. Les interviewés ne parlaient de leurs soucis personnels, quotidiens que pour les lier à une vision collective. Belle démonstration de lucidité et de sens du bien commun !

* Sophie : Vous aviez le matériel requis ?

* Guy : Nos interviews étaient loin d’être parfaites car nous n’avions pas un matériel de professionnels et des bruits annexes étaient perturbateurs. Le travail de lecture, de bonification technique, de choix des séquences à sélectionner a été long, un peu fastidieux. Plus joyeux le choix des chansons à enregistrer ! J’avais acheté un gros magnétophone Revox et le couple Schalchli avait décidé d’adhérer à condition que leurs cotisations servent à acheter une table de mixage.

  • Nous n’étions pas des pros. Laurent Zundel et Jean Biscarros ont été les artisans majeurs de la réalisation des mixages. Nous avions même prévu que le déclenchement des projections de diapositives serait commandé par la bande du magnétophone au moment adéquat. Mais cela n’a pas fonctionné en pratique et j’ai appris avec plaisir le rythme nécessaire à la concordance entre le son et l’image, dans le passage d’un projecteur à l’autre. Les spectateurs étaient admiratifs.

* Sophie : Peux-tu me raconter un peu le contenu du montage ?

* Guy : Le montage s’ouvrait avec la chanson « Sous les toits de Paris » et de belles photos de notre arrondissement. Une séquence importante portait sur le logement et les promoteurs avec projection de nos affiches « Les promoteurs sont les casseurs, main basse sur la ville», « On démolit les entreprises, on expulse les travailleurs, Les riches s’installent » et nous étions ravis d’avoir trouvé pour accompagner cette projection la chanson « Les loups sont entrés dans Paris » chantée par Serge Reggiani.

  • Une partie importante était consacrée aux transports illustrée par « Le poinçonneur des Lilas » chanté par Serge Gainsbourg et nos affiches en sérigraphie « Pense pas… roule ! », etc. Suivait une séquence sur le contrôle ouvrier, une autre sur les foyers de travailleurs immigrés, toujours avec projection de nos affiches de l’atelier 20e ! La fin sur mai 68 était déjà un peu décalée mais les images de manifestations de mai 68, la belle affiche du CRS au brin de muguet et « Il ne s’est rien passé» rappelaient de bons souvenirs à plusieurs.

* Sophie : Tu as dit que le montage avait été important pour une campagne électorale, pour les municipales ! Parle-moi de cette campagne !

* Guy : Michel Rocard est secrétaire national du PSU. Le PSU parisien a mené des actions fortes pour les transports publics et contre la rénovation de Paris qui aboutit à en expulser les classes populaires. Il a rédigé deux livres noirs remarquables. Tout cela avec Lutte Ouvrière. Oui ! Oui !

  • Donc il est assez logique que soient constituées des « listes communes PSU-LO » aux élections municipales du 14 mars1971. Listes intitulées « Paris aux travailleurs ». Je suis tête de liste dans le 20ème ; sur les 7 candidats titulaires : 5 PSU et 2 LO (3 ouvriers, 2 employés, 1 artisan, 1 prof).et sur les 7 suppléants : 6 PSU et 1 LO.

* Sophie : Alors, comment cela se passe t-il ?

* Guy : Pas mal, globalement. Mais Lutte Ouvrière a une conception bolchevique du rêve révolutionnaire. Pour préparer le grand soir, il faut construire une force clandestine, déterminée, cohérente sur le plan idéologique. Pas de siège officiel, des dirigeants inconnus, hantise du repérage par la police. Donc nos candidats LO du 20ème viendront du 14ème ou du 15ème et ne se connaissent entre eux que sous des pseudonymes. Alors que moi, qui ai déposé la liste à la préfecture, je ne connais que les vrais noms. C’est commode pour le travail en commun, quand je parle de Durand et que, eux, connaissent Léon ! . Et, absurdité paranoïaque, la police connaît bien évidemment tous les candidats déposés.

  • Est gravée dans ma mémoire la réunion au siège du PCF pour le second tour. C’est le PCF qui dirige la liste d’union PC, PS, Radicaux de gauche. Or, à sa stupéfaction notre liste dépasse les 9% et nos voix sont indispensables pour le succès de la liste de gauche au second tour.
  • Le PC considère le PSU de Rocard comme une force irresponsable, gauchiste et sectaire. Il n’ose pas demander directement une réunion avec nous et passe par l’intermédiaire de militants d’Objectif socialiste (groupuscule du gaulliste Buron qui a fait partie avec le PSU et des écolos du front autogestionnaire. Buron rejoindra bientôt le PS). Nous acceptons et venons Rue Pelleport au siège du PCF avec bien entendu nos « camarades » de LO pour vivre des moments surréalistes.

* Sophie : Tu me mets l’eau à la bouche !

* Guy : Les chefs PC déclarent : « Nous, ici, nous ne connaissons que le PSU ». Les camarades LO logiquement déclarent à chaque intervention : « nous, à LO… ». Les apparatchiks PC se tournent alors vers moi pour répondre et doivent calmer leurs jeunes militants dont l’excitation peut compromettre la suite. Il faut éviter que nous rédigions un tract de second tour sur droite et gauche « blanc bonnet et bonnet blanc » comme le PC avait dit de Pompidou et Poher au second tour d’une certaine présidentielle et comme le fera souvent LO.

  • « Vous avez mordu sur notre électorat populaire de Belleville et Amandiers et l’avez abusé avec votre titre « Paris aux travailleurs». Les travailleurs étaient la chasse gardée, le « monopole » du PCF ; comme étaient la « propriété du PCF » pour l’affichage d’une série de murs de l’arrondissement. Le « travailleurs-travailleuses » d’Arlette apparaissait mais le PSU lui aussi parlait volontiers aux « travailleurs » dans ses affiches. Mai 1968 était encore très présent.
  • « Vous avez aussi mordu sur l’électorat de droite le long des Boulevards des Maréchaux ». Je cherche à répondre à cette vacherie. « Mais non, ne te trompe pas, c’est très positif car quand des électeurs commencent à bouger, ils peuvent continuer ».
  • Pour gagner, il faut ménager les gauchistes mais aussi la droite populiste. Pendant ce temps là, le vieux notable socialiste, présent pour la forme ne comprenant rien au film, il était ailleurs, ahuri, assoupi. Charzat n’avait pas encore été parachuté de son 16éme arrondissement ! Nous ferons un tract sage d’appel à battre la droite mais elle ne sera pas battue.

* Sophie : Je ne pense pas que Rocard soit sur cette ligne d’alliance ?

* Guy : Non. Il essaie de surfer sur diverses vagues. Sa tendance « Deuxième gauche » est contestée vivement par plusieurs tendances de forces inégales : une tendance trotskisante, une tendance « luxembourgiste » (avec Michel Mousel qui deviendra secrétaire national en 1974 lorsque Rocard rejoindra le PS), et surtout deux tendances maoïstes : la GR (Gauche Révolutionnaire) et le courant 5 qui deviendra la GOP (Gauche Ouvrière et Paysanne).Ces deux dernières sont particulièrement puissantes en Ile-de-France et en Rhône-Alpes.

  • Le congrès de Lille de juin 1971 marque le premier affrontement politique entre ces orientations et esquisse les futures scissions. Je l’ai vécu comme délégué de la petite tendance luxembourgiste. Son déroulement dramatique et ses conclusions « cocasses » méritent d'être connus. Les principaux protagonistes escamotent dans leurs récits ultérieurs un aspect essentiel de ce congrès, pour des raisons fort différentes ! Michel Rocard est légèrement minoritaire pendant les deux premières journées de ce congrès qui a été préparé sous la pression du courant 5 et de la GR dans 17 Assemblées Régionales Ouvrières et Paysannes par des militants PSU mais aussi des non adhérents. Les tendances maoïstes imposent leurs thèmes et leur vision dans le débat d’orientation. Les textes adoptés portent sur : - le mouvement politique de masse (thèse développée en Italie par « Il manifesto » dans « Pour le communisme »), - le parti révolutionnaire et - la dictature du prolétariat !
  • Dans la nuit du samedi au dimanche les animateurs des tendances les plus radicales rencontrent discrètement Rocard pour discuter de la répartition des responsabilités dans la future direction, alors que tout dialogue semblait impossible. Le lendemain Michel Rocard monte à la tribune pour révéler ces tractations et souligne que les mêmes qui dénoncent avec virulence ses trahisons réformistes et le dépeignent comme un véritable ennemi de classe sont prêts à passer des compromis avec cet ennemi ! C’est un choc pour les délégués et Benneteau délégué de Toulouse décide de reporter les mandats dont il est porteur sur la motion Rocard. Il est hué par le congrès et repart à Toulouse. Rocard est réélu de justesse secrétaire national avec une plate-forme intitulée « Pour une orientation révolutionnaire » qui contient une définition du mouvement politique de masse et une référence à la dictature du prolétariat que « le stalinisme a transformé en dictature sur le prolétariat ». Dans le Tribune socialiste du 1er juillet 1971 qui rend compte de ce congrès de Lille, Michel Rocard dans son éditorial « Pour une nouvelle étape utilise 23 fois l’adjectif révolutionnaire accolé à: parti, mouvement ou programme !