* Sophie : Concernant l’enseignement, donc ta propre profession, quel bilan fais-tu des deux mandats de Mitterrand ?

* Guy : L’essentiel concerne la période où Alain Savary, l’un des fondateurs emblématiques du PSU, fut ministre de l’Education nationale. Pour moi, avec mes 36 années de service, c’est le meilleur des ministres que j’ai connus ! .

  • Une petite présentation de ce grand bonhomme, si tu veux bien.
  • Il est né en avril 1918, à Alger. Résistant dès juin 1940, comme fort peu de Français, il « libère» avec d’autres Saint Pierre et Miquelon dont il devient gouverneur de fin 1941 à janvier 1943. Ensuite il fait, comme commandant d’escadron, la campagne d’Italie, celle de Provence et la jonction avec le 2e DB du général Leclerc. Nommé Compagnon de la Libération il devient commissaire de la République à Angers.
  • Puis commence sa vie politique dans la SFIO, ancêtre du PS.. Conscient de « l’absurdité et de l’injustice des guerres coloniales » il y mène avec une persévérance inlassable les efforts pour que s’engage un dialogue avec les adversaires indochinois. Scandalisé par la politique de Guy Mollet, il quitte ce parti et fonde avec ses amis le PSA puis le PSU, où il représentera l’aile sociale-démocrate. Je t’ai raconté son rôle dans l’organisation de la manifestation clandestine de la place Clichy, après le massacre de militants algériens, à partir de la pratique de la Résistance. Il quittera le PSU car il a été abandonné par plusieurs de ses amis dont Rocard et Depreux pour fonder un club avant de retrouver le parti socialiste, NPS (nouveau parti socialiste) dont il devient Premier secrétaire en 1969 à Issy les Moulineaux, avant d’être battu par Mitterrand en juin 1971 à Epinay sur Seine.
  • Il est député de Haute Garonne de1973 à 1981 et président du conseil régional Midi-Pyrénées. Il est battu par Baudis pour la mairie de Toulouse. Il est ministre de l’Education de mai 1981 à juillet 1984.

* Sophie : Alors, quel bilan fais-tu de ce travail ministériel ?

* Guy : Dès son arrivée, il crée les ZEP (Zones d’Education Prioritaire) qui donnent des moyens supplémentaires pour les quartiers défavorisés. En 1982 il organise l’enseignement des langues et cultures régionales de l’école maternelle à l’université. Mesures sur lesquelles le PSU se battait.

  • Ce qui m’a le plus marqué et le plus concerné c’est la réforme des collèges qu’il proposa, en décembre 1983, alors que j’étais prof au lycée Chaptal de Paris. Le rapport Legrand « pour une réforme du collège unique et pour un collège démocratique » prévoyait :
  • 1 --une adaptation progressive à la diversité des publics et des situations locales, avec une certaine autonomie de pouvoirs et de responsabilités pour les établissements, sur la base du volontariat de ceux-ci, *
  • 2– la mise en place de groupes de travail comportant des élèves de même niveau à côté d’autres groupes d’élèves de niveaux hétérogènes, dans les classes de 6e et de 5e,
  • 3– le travail en équipes pédagogiques et pluridisciplinaires
  • 4 - la mise en place du tutorat pour aider les élèves dans leur travail et leur vie scolaire,
  • 5– la redéfinition du service des enseignants avec 16 h d’enseignement, 3 h de concertation en équipes pédagogiques, 3 h de tutorat (aussi bien pour les certifiés que pour les agrégés).
  • Dans un premier temps les syndicats sont tentés par l’expérience ; mais très vite une colère, venue de je ne sais où, soulève une bonne partie du corps professoral. Les syndicats, à l’exception du SGEN-CFDT, collent à leur base, renonçant à toute démarche pédagogiquement constructive. Je suis alors sidéré par le changement d’attitude de mes collègues qui savent que je suis favorable à la réforme. Honnêtement, j’ai des rapports très cordiaux, voire amicaux avec la quasi-totalité d’entre eux. Or, quand j’arrive dans notre salle de travail, les conversations sur le rapport Legrand s’arrêtent brusquement ; refus de tout dialogue !
  • Un jour, je comprends enfin l’origine de la colère contre le ministre Savary, car une enseignante nouvelle qui ne me connaît pas encore parle : « J’ai passé l’agrégation pour enseigner les lettres, pas pour devenir assistance sociale ! On va bientôt nous obliger à rester toute la journée au lycée comme en Angleterre ou en Allemagne. Nous n’avons pas de bureau personnel pour accueillir les élèves en difficulté ».
  • Donc les raisons profondes de l’hostilité au rapport Legrand semblent, en fait, pouvoir se résumer à :
  • Impression de perdre sa qualité d’intellectuel, d’être dévalorisé.
  • Peur de perdre la liberté de travailler chez soi, en dehors des 15 ou 18 h de service hebdomadaire face aux élèves.
  • Refus plus ou moins conscient du travail en équipe, de voir des collègues intervenir dans le travail autonome de chacun, et le juger peut-être.
  • Refus de voir codifié par un règlement ce que l’on fait, comme on veut et quand on veut. Pourtant beaucoup des professeurs de Chaptal faisaient vraiment du tutorat avec les élèves en difficulté et avec les parents.
  • Savary cédera sur la redéfinition du service des enseignants et sur le choix du tuteur par les élèves eux-mêmes. Les enseignants volontaires ne seront pas légion. Je pense que cette réforme aurait pu éviter la dégradation du travail dans bien des collèges.

* Sophie : Pourquoi Savary est-il parti ?

* Guy : Savary avait été chargé par Mitterrand de mettre fin à la distinction entre l’école privée (dite « école libre ») et l’école publique, donc de créer un service unique de l’enseignement. Il trouve un compromis avec les représentants des chrétiens. Mais le texte, radicalisé par les députés laïcs, lors du débat à l’Assemblée nationale, provoque la rupture et, en juin 1984, une manifestation rassemble un million de personnes pour défendre l’école privée. Mitterrand doit reculer et remplace Savary par Chevènement qui fera de bien plus fortes concessions à l’école privée qui non seulement continuera à exister mais même à se développer, en particulier là où les classes ne sont plus guère « gauloises » !!

  • Occasion historique ratée, qui rentre dans la difficulté de la réforme en France. Dans ce cas, les laïcs radicaux n’ont pas gagné, et ont même obtenu un certain recul.
  • Ce sont Rocard et Robert Chapuis qui, en 1968, avaient impulsé la création de Rénovation syndicale, nouvelle tendance de la FEN, donc du SNES pour le secondaire, tendance qui voulait sortir des luttes sclérosées entre les 4 tendances traditionnelles et figées, politiciennes par ailleurs entre PS et PC, et aussi entre 3 groupes trotskistes. La période nous était favorable ; Nous fîmes de bons résultats et je fus pendant trois années élu aux parlements académique et national du SNES. Je t’ai déjà raconté. Les positions corporatistes et conservatrices, comme sur le rapport Legrand ont conduit bon nombre des militants de Rénovation à rejoindre le SGEN- CFDT qui avait l’atout d’être intégré à une centrale ouvrière. Ce fut le cas des militants PSU de Chaptal.
  • Je prendrai ma retraite de professeur en 1990, triste de voir un corps professoral moins syndiqué, moins politisé, moins à gauche. Mai 68 était bien oublié !

* Sophie : Rocard a t-il pu changer le parti socialiste, comme il l’espérait ?

* Guy : Je suis certain que la réponse est non ! Je t’ai raconté les affrontements entre lui et Mitterrand sur le fonds et sur des coups fourrés du président (Bernard Tapie opposé à Rocard à une élection européenne). Il a nommé Rocard Premier ministre parce que celui-ci était trop populaire ; il ne pouvait guère faire autrement en 1988 et il espérait que les difficultés de la tâche déstabiliserait cette popularité. L'impopularité n'arriva pas et il fallut licencier Rocard sans grande raison !

  • Michel Rocard n’a pas voulu (ou pas su) organiser l’ensemble des militants syndicaux (CFDT), associatifs et politiques (ex-PSU) qui étaient entrés en même temps au PS, dans l’opération « Assises du socialisme ». Il lui a manqué la roue Heurgon de son tandem des années 60 ! Il pensait que tout naturellement il deviendrait l’héritier de Mitterrand, donc il fallait jouer la fidélité, la convivialité. Erreur d’analyse. Mitterrand n’oublia jamais ses désaccords avec le PSU, ses rivalités avec Savary ou Rocard. Leurs cultures intellectuelle et politique n’étaient pas les mêmes, leur éthique non plus !
  • La question de savoir si Rocard a changé le PS est posée, et si oui, en quoi ?
  • La réponse de Bernard Ravenel est qu’il a fait évoluer le PS vers le féminisme, avec deux femmes : Colette Audry et Yvette Roudy. Mais Mitterrand a toujours systématiquement stoppé toute progression vers le socialisme autogestionnaire, en théorie, comme en pratique.
  • Pour aider Bernard Ravenel à écrire son livre : « Quand la gauche se réinventait. Le PSU, histoire d’un parti visionnaire, 1960-1989 », nous sommes allés, Bernard, 3 ou 4 camarades et moi, interviewer Rocard dans son bureau du Bd Saint Germain. Quatre réunions de deux heures où Michel était fort détendu, heureux de parler de l’histoire du PSU qui lui laissait de bons souvenirs. Il critiquait fort le PS où il n’y avait pas de débats intellectuels et politiques de qualité, comme au PSU..
  • Il a longuement parlé du débat sur l’insoumission pendant la guerre d’Algérie qui le conduisit à l’alliance avec Marc Heurgon. Il insista sur le fait que certains éléments du PSU avaient senti venir mai 68 dès le début de l’année 1968 : la commission nationale Entreprises et aussi celle qui devait devenir sa seconde femme, la sociologue Michèle Legendre à travers la séquestration d’un patron dans le sud de la France et l’entrée dans les luttes des cols blancs aux côtés des cols bleus avec une autonomie et une radicalité autonome par rapports aux syndicats.

* Sophie : Et par rapport à d’autres ministres passés par le filtre PSU ?

* Guy : La mitterrandie n’a pas été correcte avec Pierre Bérégovoy qui l’a servie fidèlement. Il avait été ajusteur-fraiseur avant de gravir l’échelle sociale grâce au syndicalisme et à la politique, jusqu’à devenir ministre des Finances puis Premier ministre d’avril 1992 à mars 1993. Il n’était pas du même monde, de la même classe sociale, peut-on dire ; son seul diplôme était le Certificat d’Etudes Primaires. Il n’était pas invité chez les « barons ». Pour se placer sur la même planète, il a acheté un appartement dans le 16e arrondissement, en empruntant. Les conditions favorables de cet emprunt ont provoqué une campagne odieuse sur son honnêteté. "On a livré aux chiens l’honneur d’un homme" dira Mitterrand. Peu soutenu par le PS, il a fini par se suicider le premier mai 1993!

Tout ouvrier qu'il était, il a bien servi le libéralisme! _