1956-2006 : 50 années de vécu militant à plusieurs étages
Des polémiques d’hier à celles d’aujourd’hui.
Du vécu local aux événements historiques.
Des personnages modestes aux personnalités célèbres.
Aventures, affiches de mai 68, fêtes, commissariats, portraits, poésie, politique en sarabande


divers
Troisième texte : la tornade de la guerre et un nouveau monde

* Sophie : Te souviens-tu de la déclaration de guerre et de la fameuse drôle de guerre

* Guy : Non ! Mon père fut mobilisé dans l’intendance de l’armée à Saint Etienne. Il était un jour dans un camion où une grue transférait des plaques blindées depuis un train. Soudain une plaque bascule sur sa jambe ; tout le monde s’affole et c’est lui qui doit donner de bons ordres au grutier pour se dégager. Blessé, la guerre est finie pour lui et il boitera désormais légèrement. La guerre perturba ma scolarité. Je venais d’être reçu, en juin 1939, au certificat d’études primaires que visaient tous les enfants des campagnes. A cause de la guerre mes parents ne voulurent pas m’envoyer au lycée et l’instituteur ne poussa guère. Je refis donc une seconde année de fin d’études primaires ! et je fus interne au lycée de Guéret pendant la vraie guerre, de 1940 à 1947.

* Sophie : Et la débâcle ? Quelle influence en Creuse qui n’était pas concernée?*

  • Guy: Pour un jeune de 13 ans ce fut surtout un spectacle ahurissant. Sur la nationale, devant chez moi, deux colonnes de véhicules hétéroclites, de tous âges, à moteur ou à traction animale, écrasés par des charges comparables à un inventaire de Prévert, avançant lentement, avec des familles entières demandant à boire, anxieuses mais déterminées. Parfois des soldats isolés marchaient entre les véhicules ! Je ne sais plus à quoi je pensais et nous ramassions quantité d’objets jetés dans les fossés !!

Certaines familles sont restées à Ajain.

''* Sophie : Aurais-tu par hasard aimé le Maréchal Pétain ou as-tu aidé la Résistance ?''

  • Guy : C’est une période complexe. Les historiens disent qu’en 1940, 95% des Français étaient favorables au digne vieillard, vainqueur à Verdun en 1916 et que cela dura un bon moment. Je peux en témoigner. Nous étions en zone libre, donc pas de soldats allemands à l’époque ! J’ai dû chanter « Maréchal, nous voilà » avec mes copains lycéens quand il est venu à Guéret. J’étais jeune, lycéen, avec des profs d’une extrême prudence, sans contacts avec des résistants ; donc je ne participe pas à la Résistance, réellement active dans le Limousin. Je suis fasciné en 1945 par les conférences de Carême à Notre Dame de Paris du révérend père Riquet, grand résistant

* Sophie : La guerre de 39 puis l’occupation allemande ont, sans doute, changé beaucoup les conditions de vie ? dans ta campagne aussi ?_

* Guy : ! Tu auras du mal à imaginer la société des années de guerre avec ses peurs et ses bravoures, ses dénonciations et ses solidarités ; et aussi à imaginer la vie avec des tickets de rationnement sur absolument tout depuis le chocolat, le pain, le vin, le tabac, la viande, jusqu’aux vêtements et aux chaussures (j’ai eu des sabots de bois et des pantoufles avec des semelles formées avec des cheveux ; certains plantaient du tabac dans des pots de fleurs) Il faut dire que nous avions la chance d’être à la campagne, d’avoir nos fruits et nos légumes (j’avais, au lycée; une caisse de pommes ou de fruits pour mon quatre heures, mais j’ai eu faim et les repas de l’internat étaient très mauvais)

* Sophie ; Je pense que les battages ont continué, mais existait-il d’autres cérémonies collectives ?

  • Guy : Il y avait cinq étangs tout près de notre petit bourg et, pour le plus important, celui des Signoles, il était vidé régulièrement. Je me souviens avoir assisté dans mon adolescence à cette cérémonie. L’eau qui arrivait de l’étang dans la « pêcherie », située en contre bas du chemin de la « bonde » ouverte alors, était barrée par des grilles qui stoppaient les poissons ; certains étaient vendus sur place, d’autres mis dans des caissettes pour les emmener à Guéret dans une vraie pêcherie. Lorsque l’étang était vidé on curait le fond soigneusement pour éviter l’accumulation de boues plus ou moins polluées

« Imagine les flots d’onde qui grondent, les cris des enfants, les baratins des marchands, les moteurs qui ronflent, les poissons qui sautent et luisent, le ballet des épuisettes, les hommes aux jambes nues dans l’eau, les arbres qui se penchent pour regarder, le soleil qui joue avec les nuages, l’herbe qui souffre. Et la nuit le silence mortuaire de l’étang, ses cratères lunaires, ses nénuphars affalés. »''

* Sophie : Tu t’es baigné dans ces étangs ?

* Guy : Oui, même si cela n’était pas permis officiellement. C’est dans les Signoles que mon ami Jeannot et moi avons appris à nager, sans prévenir les parents ! Nous avons même fait la traversée à 2, sans spectateurs pour prévenir en cas de difficultés ! L’arrivée sur l’autre berge se fit dans un massif de nénuphars. Je ressens encore la caresse des tiges sur mes jambes, pendant de longs mètres ! J’essaie de poser pied dans la vase et …une horrible odeur d’œufs pourris (c’est de l’hydrogène sulfuré) m’asphyxie presque! Comme j’étudiais la Grèce antique, l’idée qu’une sirène voulait m’attirer vers ses vastes prairies, me séduire par ses chants et me garder m’effleura Je pourrai te raconter nos aventures avec le long kayak que j’avais fabriqué avec mon père. Nous l’amenions à travers le village jusqu’à la bonde sur un vieux landau du siècle précédent

** Sophie : A quoi passiez-vous votre temps ? à vous ennuyer ? A faire des conneries ?

Guy : Pendant l’année scolaire je suis interne au lycée de Guéret et notre bande de la même classe est vraiment soudée. C’est un excellent souvenir de ma vie, surtout qu j’ai eu le prix d’excellence chaque année. Donc les études sont une priorité même lorsque, le week-end, je reviens chez mes parents Je lis alors passionnément, au fur et à mesure de leur parution, les 27 volumes des « Hommes de bonne volonté » de Jules Romains. Je fais partie des « classes dites creuses » celles où il y a peu d’enfants à cause des saignées de 1914-1918. Je n’ai qu’un ami de mon âge, Jeannot qui vient de Paris lors des vacances et nous passons nos journées dans la nature, nous faisons des cabanes avec des genets et des branches ou de l’avion sur les petits arbres du parc de Monsieur Laudy, le riche propriétaire du « château » et du parc attenant. Nous avons parfois vu des vipères mais elles n’attaquent pas. Je me souviens très bien d’un monsieur qui passait devant chez moi, en vélo, avec une caisse sur le porte-bagages, fermée par un tendeur et une toile ; dedans un grouillement de vipères qu’il avait prises à la main. Il les mettait dans sa cave avant de les envoyer à l’institut Pasteur pour fabriquer des vaccins. Il montrait parfois une vipère en la tenant par la queue ; elle se trémoussait mais ne pouvait se redresser totalement et le piquer. Mon père n’était pas tranquille lorsqu’il lui livrait du vin ! Une petite fille est morte à cette période car elle jouait avec une vipère pendant que ses parents faisaient des bottes de foin et les chiens des chasseurs étaient parfois piqués par des vipères et les chasseurs avaient du vaccin! Mes parents m’ont affirmé bien plus tard que l’état avait remis par hélicoptère un certain nombre de vipères pour obtenir un équilibre des espèces ? Vrai ?

* Sophie : Aviez-vous des jouets ? Organisiez-vous des jeux ?''' '

  • Guy : Oui, nous faisions des concours de tir à l’arc, avec des arcs fabriqués par nous ou des combats avec de curieux pistolets. Nous coupions de grosses branches de sureau, puis des morceaux de 20 ou 30 cm de long ; avec une tige de fer rougie nous enlevions la moelle interne et obtenions un tuyau parfaitement cylindrique ; il fallait ensuite fabriquer des sortes de pistons à manche, en buis. A la fin de ces longs préalables, la bataille pouvait commencer, 2 rondelles de pommes de terre, cylindriques, étaient glissées dans le tube, à chaque extrémité ; les guerriers étaient face à face, à 3 mètres environ avec leur tube et leur piston ; Le piston poussait lentement la rondelle de l’arrière et l’air comprimé finissait par expulser violemment la seconde rondelle vers l’ennemi, rarement « blessé » L’imagination était au pouvoir et nous fabriquions nos jouets, comme de petites roues qui tournaient dans les ruisseaux au rythme des courants. La nature remplaçait les commerces de jouets. Nous faisions des courses de cerceau ou de vélo, nous ramassions les girolles ou les coulemelles et nous chapardions des cerises dans les arbres

* Sophie : La nature était-elle également une auxiliaire de la médecine ?

  • Guy : Oui. Jeannot soignait ses verrues avec le liquide jaune d’une plante qui poussait sur les murs des champs et cela a été récupéré par l’industrie pharmaceutique ! Les tisanes étaient fort utilisées par tout le monde. Un « camus » était connu de tout le monde et utilisé par les médecins eux-mêmes dans les cas de simples foulures. C’était un « rebouteux » qui guérissait les entorses. Maman m’a raconté que lorsqu’ils étaient jeunes, tous les deux, il s’amusait pendant une danse à déboîter l’épaule de sa partenaire ; il la remettait vite * (je pense en échange d’un baiser !)

* Sophie : Quand votre zone fut occupée, avez-vous eu des problèmes avec les Allemands ? Vous étiez proches d’Oradour ? Tu vas me faire le « mon village à l’heure allemande » de la télé !

  • Guy : Nous avons été très marqués par les massacres d’Oradour sur Glane situé à 100 km à peine ! Surtout que nous avons pensé que nous aurions pu être à leur place

* Sophie : Comment ça ? Vous vous racontiez des histoires ?

  • Guy : Non ! Des convois allemands passaient régulièrement sur notre nationale, liaison horizontale entre Bordeaux et Lyon. Un jour, ils furent attaqués par les maquisards pendant la traversée d’un bois, à un km, avec des blessés, semble t-il car du sang coulait des camions.

Ils encerclent le bourg pour le fouiller et ils trouvent un homme caché dans son poulailler ; terroriste ?? A ma fenêtre je les vois se déployer sur chaque trottoir puis passer avec le « terroriste » et sa femme qui les supplie de le libérer. Imagine mon angoisse ! En fait ce n’était pas un maquisard mais un juif « replié » comme on disait à l’époque ; ils ne repèrent pas cela et mon grand-père, maire, se « vantera » d’avoir réussi à le faire libérer par son prestige et par ses références à la guerre de 1914 ! Pourquoi cet homme avait-il pris ce risque ? Nous avons longtemps cru que ce détachement était celui qui partait vers Oradour. Mais un ami historien de la Creuse m’affirme que non. Un menuisier habitait juste en face de chez moi. Un jour, il traverse la nationale en courant ; les Allemands sont cachés plus bas avec des jumelles et pensent avoir repéré un maquisard; ils arrivent vite avec leurs armes à la main et veulent l’arrêter ; commence une longue palabre tendue avec la tante de Jeannot et le coiffeur, palabre que je suis avec anxiété de ma fenêtre ; elle se termine bien mais le menuisier a eu très peur. Un cantonnier qui travaillait sur les fossés de la 145 n’a pas eu cette chance ; il figure sur le monument aux morts. Dans une guerre tout devient possible, tranché par le hasard !

* Sophie : La guerre ne va t-elle pas en fait provoquer des bouleversements énormes. Seront-ils positifs à ton avis, dans ces régions agricoles ?

  • Guy : La révolution qui démarre alors dans le monde agricole à la fin de la guerre et se déroulera sur de nombreuses années sera catastrophique pour les paysans et bien au-delà ; Les grands industriels (et le syndicat paysan majoritaire FNSEA) poussent les paysans à acheter chacun, un tracteur puis une moissonneuse batteuse et un tracteur de plus en plus gros. Rationnellement un engin par village aurait parfaitement pu suffire avec une organisation collective comme avec les batteuses de mon enfance. C’est le début du productivisme que dénoncent les écologistes

* Sophie : Explique-moi pourquoi la France a perdu autant de paysans

  • Guy : Ce sue je vais te dire est à peine caricatural, et s’étale dans le temps Imagine ! Tu as, comme la moyenne creusoise de l’époque, une ferme de 20 hectares. Un monsieur distingué, de la ville, un « intellectuel », vient t’expliquer que tu pourrais produire plus, te fatiguer moins, avoir des crédits intéressants pour acheter un tracteur puis une moissonneuse batteuse, une voiture, etc. Tu deviendrais une notable ! Et tu signes : un autre te persuade d’utiliser des engrais, des intrants ! Pour payer tes traites et pour que le matériel fonctionne le plus possible, tu t’agrandis et tu loues les terres de voisins partis en retraite ou dans l'autre monde (avec toutes ces saloperies chimiques le cancer fera des dégâts !)Tu passes de 20 hectares à 100 et tu bosses de plus en plus, avec de moins en moins de voisins !. Donc erreur grave pour les paysans et leur santé, pour l'Europe car le productivisme donne des surproductions de lait par exemple ; on fixe des quotas et la PAC, politique agricole commune, paie ces erreurs ; des sommes énormes. Elle est remise en cause maintenant par nos pays voisins sui paient plus qu’ils ne recoivent.

* Sophie : Quel bilan tires-tu maintenant de cette période ? Quelles conclusions ?

  • Guy Que la guerre est la pire des choses. Je ne l’ai vécue que de loin mais j’ai eu parfois très peur. Elle porte aux extrêmes grandeurs et lâchetés des hommes et des foules. Certains ont profité de la période pour régler des comptes avec un voisin. Le marché noir a été général pour vivre et a donné des habitudes d’entorses aux lois ! Un racisme réel concernait les Italiens, les « macaronis » décrits comme de mauvais soldats, plus ou moins lâches !

A Guéret, à la Libération, on a fusillé un vieil homme qui n’avait rien fait de grave et les vrais fascistes qui avaient dénoncé des gens et fait partie de la milice sont partis à temps et ont survécu paisiblement ! Elle accélère les progrès et les reculs, donc elle accélère les évolutions historiques

divers
Premier texte : 1930-1940 : la sobriété d'un vieux monde

Premier texte d'une série, pour revivre 80 années d’une vie et 60 d’un parcours militant, avec imbrication de vécus personnels, d'actions politiques ou syndicales et d'événements locaux, nationaux ou internationaux

Lire la suite