1956-2006 : 50 années de vécu militant à plusieurs étages
Des polémiques d’hier à celles d’aujourd’hui.
Du vécu local aux événements historiques.
Des personnages modestes aux personnalités célèbres.
Aventures, affiches de mai 68, fêtes, commissariats, portraits, poésie, politique en sarabande


divers
Deuxième texte : la décennie 1930 : un autre monde Economie, sociologie

* Sophie : les machines agricoles, les tracteurs ne devaient pas être nombreux en Creuse ?__

* Guy : Les travaux agricoles comme le labourage se faisaient par traction animale Le spectacle des paysans fauchant à la main, en équipe, le foin ou le blé était magnifique, avec des pauses pour affûter les lames des faux. Je les sentais fiers, heureux ! Je garde même un souvenir exceptionnel de trois hommes battant en cadence, avec leurs fléaux articulés, les épis de blé sur le sol d’une grange pour séparer le grain de la paille ; quel ballet ! ; je me souviens également d’une vieille dame pauvre fauchant le peu de foin dont elle avait besoin avec une faucille!

  • Les moissonneuses mécaniques puis les tracteurs et les moissonneuses batteuses ne sont apparus que peu à peu, après 1946. Un ami creusois vient de m’expliquer que les moissonneuses batteuses ont fait disparaître les perdrix car elles détruisent leurs nids dans les champs de blé. Pour les chasseurs, actuellement, on répand dans les champs des compagnies de perdrix… d’élevage !!

* Sophie : Dis donc, attention ! Tu as la nostalgie de ton enfance. Mais je te croyais scientifique, amoureux du progrès, militant pour une nouvelle société. Tu vas donner l’impression que les écologistes rêvent du retour à la bougie, à la faucille

* Guy : Non, même si je me souviens que lors des pannes d’électricité l’éclairage à la bougie produisait des ombres mystérieuses, fascinantes ! Ombres vivantes qui amplifiaient nos gestes et nous donnaient une seconde vie ; immense et fragile. Je veux seulement montrer le chemin énorme parcouru pendant une courte période. par exemple, seules une ou deux familles avaient le téléphone, des appareils préhistoriques, énormes. ! Mon père en avait un pour ses commandes ; plaqué à un mur, et les voisins venaient l’utiliser. Toujours le collectif plutôt que le « chacun son matériel »

* Sophie : Raconte-moi ! Tu sembles avoir aimé les batteuses? Pourquoi diable ?__

* Guy : En ce temps là les journées de battage du blé étaient de grandes fêtes collectives, épuisantes mais joyeuses ; tout un village se mobilisait pour aller, jour après jour, de ferme en ferme, fournir les 20 ou 30 personnes indispensables. Je suis heureux d’avoir vécu comme gamin et adolescent ces journées que l’on essaie de ressusciter ! Les jeunes étaient fascinés Je vais essayer de te raconter ces événements.

  • La veille de la journée prévue, ll fallait aller chercher, parfois un peu loin, la lourde locomobile à charbon ou électrique (ensuite), l’énorme batteuse et le relieur.. On mobilisait bœufs et vaches. A l’arrivée il fallait caler avec des pierres et du bois les trois engins pour une horizontalité parfaite. Travail de force avec crics et barres à mine et travail de précision avec moult engueulades. La cheminée qui était couchée sur la locomobile pour bien passer sous les ponts est redressée et devient mat de cocagne Le jour fatidique débute à 6 heures pour chauffer la locomobile qui allait avaler des quantités énormes de briquettes de charbon et d’eau. Le sifflet de la machine avertit qu’elle est prête. Un ronronnement s’amplifie et commence sur trente mètres la sarabande des poulies, des courroies, des bras, et, sur la loco. des deus énormes roues et des deux petites boules. Chaque homme a une tâche bien précise : un sur le tas des gerbes de blé dans la grange (souvent le fils de la maison) qui jette les gerbes, un pour les transporter, deux pour les hisser avec une fourche sur la batteuse, trois sur l’engin pour ouvrir, étaler, enfourner dans l’appareil (et ne pas provoquer de bourrage), deux ou trois pour ficeler les sacs de blé quand ils sont pleins et monter ces très lourds sacs dans les greniers, trois ou quatre pour emmener les ballots de paille sortant du relieur à l’endroit adéquat, sans compter les hommes qui vont chercher de l’eau ; les femmes qui ravitaillent les « brayauds » (nom limousin pour paysan) en liquides indispensables à cause de la poussière
  • Les courroies peinent, la chaudière gronde, le relieur grince, la batteuse vibre, tressaute, s’étouffe ! Un nuage dense de poussière enveloppe ce magma d’hommes, de bois, de fer, de paille. Enfer de particules étouffantes, de bruits, de sueurs, d’efforts !
  • Mais le soir les femmes ont préparé de somptueux banquets, avec moult gâteaux, le vin coulait à flots ; il faut une barrique, soit plus de 200 litres ! La joie du travail accompli, la joie d’un collectif soudé font oublier fatigue et petites tensions habituelles, inévitables! On chantait, on dansait au son de l’accordéon. A la fin du mois l’énorme machine repartira loin avec sa locomobile et son relieur de paille. Le bourg, avec tous ses enfants saluera ce convoi
  • Maintenant chaque exploitation a acheté en s’endettant une moissonneuse batteuse et travaille seule !

* Sophie : La Creuse était semble t-il athée ? Pourquoi si différente ?__

* Guy : Il faut dire que les messes n’étaient fréquentées que par 3 ou 4 vieilles bigotes ; les Creusois ne viennent à la messe qu’aux Rameaux pour faire bénir des buis qu’ils mettent dans leur maison et leurs champs. Ils y viennent aussi à la Toussaint, fête des morts. Ces cultes sont une persistance des cultes païens et une récupération plus qu’une pratique chrétienne pour laquelle Noël et Pâques sont les fêtes fondamentales. Une bonne partie des hommes ne rentre pas à l’église lors des enterrements. Je n’ai assisté à une messe de minuit qu’une fois avec le deuxième de mes curés Le premier curé, pour lequel j’ai été enfant de chœur, était dans cette petite paroisse car il avait été sanctionné. Il avait « fait un enfant » à sa gouvernante. Il devait finir sa carrière dans cette paroisse peu pratiquante. Mais l’église, un peu magnanime, lui permettait de conserver sa gouvernante. Chaque année le fils qui tenait un bain-douches à Clermont venait rendre visite à ses parents et, dans le bourg, circulait la rumeur amusée : « Tiens ! Le curé reçoit son fils ! » Personne n’était choqué ou critique. Personne n’ironisait, personne n’exploitait l’affaire ! L’indifférence ou l’accord avec des faits que l’église officielle réprouve montre bien pourquoi la Creuse était considérée par l’église comme une terre de mission, classée très loin à la fin de la liste « scientifique » des départements sensibles au christianisme.

  • L’immense bâtiment d’un ancien petit séminaire catholique avait été récupéré par le département en 1905 et servait d’asile à des vieillards ou des handicapés. Sur les trottoirs nous croisions des personnes aux structures physiques bizarroïdes, statues originales et lentement mobiles. Les habitants ne parlaient qu’à quelques-uns et ignoraient les autres, personne ne se plaignait pour l’image que le pays pouvait donner. Cet asile était un monde parallèle !

* Sophie : Quels souvenirs gardes-tu de tes messes ?__

* Guy : Je me souviens des clochettes qu’il fallait agiter aux moments adéquats de la messe, des burettes qu’il fallait amener à l’autel, des prières en latin qui ne m* ’aidèrent pas dans mes études, des vêtements blancs qu’il fallait enfiler. Le meilleur souvenir est celui du préambule à la messe : nous montions sur une mezzanine de l’église pour annoncer la messe ; il fallait du temps et des gros efforts pour mettre en branle, la grosse cloche, en tirant sur une corde; mais, quand elle était lancée, quel plaisir de se laisser soulever de 2 mètres vers le plafond avec la corde, à chaque va et vient. Le catéchisme donnait lieu à de franches rigolades et à des chahuts contre le curé. En effet ce curé était plus passionné par la politique que par la propagation de la foi. Il pilotait pour les municipales une liste de droite opposée à celle de mon grand-père, maire radical socialiste. Il était régulièrement battu

* Sophie : La Creuse votait comment ?

* Guy : C’était au dix neuvième siècle un pays essentiellement agricole et pauvre. Les paysans creusois, pour survivre, devenaient chaque été les maçons du Paris haussmannien, comme Martin Nadaud. Grâce aux contacts ainsi établis avec le mouvement ouvrier la Creuse fut au vingtième siècle une terre de la gauche classique, des radicaux aux socialistes et un peu aux communistes. Mon grand-père paternel fut pendant plus de 30 années le maire radical socialiste de ma commune. Mes parents et mes 3 oncles votaient radical socialiste. Les instituteurs avaient une profonde influence et par les écoles normales ils avaient une formation laïque et de gauche. Ce sont ces instituteurs qui allaient créer la Résistance.

* Sophie : Quel bilan peux-tu faire de ces 13 années?

* Guy : Ma « madeleine de Proust » pour l’époque est l’odeur horrible que provoquaient les bouilleurs de cru avec leurs alambics qui transformaient le cidre en eau de vie ou le cri des cochons que l’on égorgeait ; mais que les boudins noirs étaient bons ! J’ai également vu tuer une vache par notre boucher ; atroce ! Comme odeurs agréables celle du foin, quand j'étais allongé sur la masse de foin d’une charrette, ballottée sur les chemins ou bien celle, dans une étable, du lait chaud que l’on vient de traire. Je me souviens des boites de fer dans lesquelles nous enfermions des hannetons pour les faire voler avec un fil à la patte; le couvercle était perforé pour qu’ils puissent respirer, jeu cruel Tu vois que les sources de joies et de refus sont totalement différentes à la campagne et à la ville et aussi entre hier et aujourd’hui ; l On peut vivre autrement sans les merveilles de l’électroménager, donc sans les gadgets superflus imposés par la pub ! Les enfants peuvent inventer eux-mêmes leurs jouets (nous fabriquions des petites vaches avec des marrons et des allumettes comme pattes

  • Je pense maintenant que le parti radical fut vraiment le parti de la troisième république, que cette république fut adaptée à la société rurale de son époque, qu’elle organisa un réel ascenseur social tout en conservant les hiérarchies de classe. Elle fut jacobine et hostile aux langues régionales, victorieuse en 1918 et écrasée en 1940. Philippe Pétain lui succédera.
  • La pire faute de cette république est la glorification du colonialisme, qui va provoquer la mort de la république suivante, la quatrième !
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Quatrième Texte : De la Creuse au Quartier latin

* Sophie : Parle-moi de tes études secondaires, de l’internat

* Guy : Pendant l’année scolaire je suis interne au lycée de Guéret et notre bande de la classe est vraiment soudée. Je me souviens des noms et des visages. C’est un excellent souvenir de ma vie. Donc les études sont une priorité même lorsque, le week-end, je reviens chez mes parents

  • Je lis alors passionnément, au fur et à mesure de leur parution, les 27 volumes des « Hommes de bonne volonté » de Jules Romains. C’est une passionnante fresque de la France entre 1908 et 1933, avec mes amis Jallez et Jerphanion qui sont les unificateurs réguliers de cette masse de personnages et de visions; personnages de toutes les classes sociales, dont un criminel et même un chien. Jules Romains voulait que ce roman traduise la vie d’un « être collectif, unanime, les hommes de bonne volonté ». Il m’a fait adopter son « unanimisme » J’aimerais relire ! C’est aussi, je crois, la période où je lis, avec grand plaisir, les bandes dessinées de Forton : « les pieds nickelés »
  • A cette époque les matières nobles sont français, latin, grec. C’est à travers elles que se fait la sélection. Ce fut mon choix par envie. Le grec me plut beaucoup plus que le latin. Ce nouvel alphabet est une joyeuse découverte ! Puis cette langue permet de bien comprendre des mots compliqués dont la tête et la queue sont en général formées sur des racines grecques. comme rhododendron (rose et arbre), rhinocéros (nez et corne), hippopotame (cheval et fleuve), misanthrope (déteste les hommes), misogyne (déteste les femmes), Philippon (aime les chevaux). Parfois le grec explique le sens de prénoms : Mélanie (la noire, la brune), Irène (la pacifique), Sophie (la sage). J’ajouterai gynécée (appartement des femmes). Sais-tu que le « y » de bien des mots français vient du « u » grec, que nos « ph » viennent de la lettre « phi » grecque et les « th » viennent de la lettre « thêta » grecque. Le nombre de mots qui commencent par « phil ». » ou de termine par « archie » (gouvernance) ou « logie » (dialogue) est important
  • Le « dialogue des morts » de Lucien (c’est le nom d’un écrivain grec, pas un prénom) est plus passionnant que la guerre des gaules de César. Nous avons pu lire ce texte très vite et nous avions des compositions de thème grec, donc des traductions du français en grec !

* Sophie : Arrête ce panégyrique sur le grec et dis-moi pourquoi tu n’es pas devenu professeur de lettres classiques donc de grec ?

* Guy : C’est un peu compliqué ? Je t’ai dit que j’avais une année de plus que les camarades de ma classe, à cause de la guerre. D’autre part j’étais un très bon élève. Donc, à la fin de la classe de troisième, notre conseil de classe me propose de sauter une classe et de passer directement en première pour compenser le décalage. Je ne suis pas enthousiaste ; je ne serai plus le numéro un, et plutôt dans le peloton voire à l’arrière, Vanité ? Mais surtout je ne veux pas quitter mes amis de la classe. Je vais donc voir mon prof de lettres qui m’enseigne à la fois le français, le latin et le grec. Je suis meilleur dans ces matières qu’en mathématiques. Il comprend vite que je vais refuser et n’insiste pas trop. Il me dit ; « si vous refusez, changez de section et passez en C, section où les mathématiques remplacent le grec. Les maths, c’est l’avenir ! » Ce n’était pas du tout le cas alors mais il avait raison pour dix ou vingt années plus tard. Quel visionnaire ! Pourtant mon ami Robert qui fut son collègue lui reprochait de ne dire que : « A quand la bonne bidoche ! » au lieu de parler de la guerre et de la lutte De Gaulle contre Pétain. Je passe donc en C et remplace le grec par l’italien. Belle découverte également. Je deviendrai peu à peu bon en mathématiques mais je regretterai le grec

  • En terminale, nous étions 9 ou 10 Mais le prof, excellent par ailleurs, ne pouvait travailler que s'il y avait un bruit de fond derrière lui, des bavardages. Alors, de temps en temps, nous décisions un silence absolu. Il perdait les pédales et se mettait en colère. Alors nous obéissions et faisions du bruit !!
  • Je serai reçu sans problème aux deux années du baccalauréat qui se passait alors en deux temps.

* Sophie : Pourquoi après ton baccalauréat choisis-tu de venir dans une classe préparatoire ?

* Guy : Pour plusieurs raisons. J’ai dit que j’étais passionné par la série des « Hommes de bonne volonté » de Jules Romains. Jerphanion et Jallez, deux personnages sympathiques, qui reviennent régulièrement dans le livre sont des normaliens de l’ENS de la rue d’Ulm. Ils me donnent envie d’intégrer cette grande école et de suivre leur exemple, y compris en politique ! D’autre part, comme beaucoup d’adolescents, je me croyais promis à un grand destin ! Je croyais avoir découvert une nouvelle façon de créer des courbes mathématiques (le prof que je suis devenu depuis pense que cela était seulement un exercice intéressant pour des élèves de classe préparatoire !). Je souhaitais devenir chercheur en physique théorique sur la structure de la matière

* Sophie : Alors, ce fut une nouvelle vie ?

* Guy : J’ai passé l’année scolaire 1947-1948 au lycée Saint-Louis, bel immeuble du Boulevard Saint-Michel au quartier latin. J’étais élève en classe de mathématiques supérieures et pensionnaire. Le réveil des internes, le début et la fin des cours, le signal de montée dans les dortoirs étaient marqués par les roulements de tambour du concierge. La montée des internes, qui avaient entre 18 et 20 ans, le soir, devait se faire en rangs et dans un silence absolu. Le malheureux qui, en retard, était pris à courir dans les couloirs se voyait privé de la sortie du dimanche chez son correspondant, bouffée d’air précieuse. Une discipline toute militaire que je n’avais pas connue auparavant pendant mes 7 années d’internat au lycée de Guéret.

  • Discipline de fer, ennui des cours, faim car les tickets de rationnement existaient encore ! Je comptais les jours. Guéret devenait un paradis !
  • Classé troisième en fin d’année, on refuse mon passage en mathématiques spéciales car, réformé à cause de ma mauvaise vue, je ne peux me présenter à Polytechnique, marqueur fondamental dans le classement des lycées. On me propose la classe de « Sup. Elec. ! », Ecole Supérieure d’ Electricité !

* Sophie : Alors ?

* Guy : Le lycée Henri IV, lui, m’accepte en septembre1948. Alors vie libre et joyeuse ! Là je passerai deux années. C’est un ancien et magnifique couvent situé derrière le gros sein du Panthéon. Je découvre avec mes camarades la rue Mouffetard, le jeu d’échecs et le poker, puis, avec le « Z », les vélos de course et les courses de chevaux. Joyeuses détentes, sympathiques entorses à la tradition. Entorses nécessaires car ces classes s’appellent depuis 1841 des taupes parce que les étudiants y travaillent tellement que, comme l’animal, ils ne sortent jamais de leur trou, en principe !

* Sophie : Tu parles de Z ! Qui est ce personnage ?

* Guy : Dans la tradition de ces classes, c’est le chef de classe (la dernière lettre devient la première, la dominante !) En fin d’année scolaire ce Z me vend son vélo de course Je paie avec mon argent de poche et le prix du train du retour, sans l’autorisation des parents. Alors, 360 km sur le vélo, en 2 jours, sans entraînement ! Un kilo de sucre, suspendu sous la selle; qui finit par frotter sur le boyau arrière. Il faut le jeter !

  • Terribles pavés ! Horribles lignes droites interminables de la Beauce, avec ses voitures-éclair ! Nuit sur un banc de la gare de Vierzon ! A l’arrivée un postérieur plus « fatigué » que les jambes, pendant 8 jours (la selle fort dure est la coupable)


* Sophie : Quels souvenirs as-tu gardés ?

* Guy : Voici mon calot de l’époque ; calot, analogue à ceux de l’armée : avec un X, les lettres BAZ H IV, 5 étoiles comme 5/2. une petite feuille de vigne, un petit parapluie, une abeille. J’étais en effet PDM, préfet des mœurs. Mon voisin de lit dans le grand dortoir des internes, Guy Béart, était alors SO, satire officiel ; reçu à l’école des Ponts et Chaussés il deviendra chanteur-compositeur. Ses chansons traduisent souvent le côté joyeux, l’humour de ces traditions taupines. Je le reverrai lors d’un concert

* Sophie : Ces traditions devaient se traduire par des cérémonies ?

* Guy Oui, avec une obsession de la hiérarchie pour préparer à la discipline des armées, entre les 3/2 (étudiants de première année, bizuths) et les 5/2 (redoublants) Voici un bizutage amusant vécu alors à Henri IV :: on bande les yeux du bizuth, il monte sur une grande planche à dessin quatre anciens se placent aux quatre coins de la planche – Han ! Han ! Han ! .- Ils donnent l’impression que la planche et son étudiant montent péniblement vers le plafond Han ! Han ! – la planche tangue, silence et sourires, Han ! un copain touche le haut de la tête avec un carton lui donnant l’impression qu’il a atteint le plafond le groupe crie « saute bizuth» le bizuth prend son élan en pliant les jambes comme quelqu’un qui va sauter de 2 mètres alors qu’il est à 50 cm ; le saut devient grotesque et le groupe rit bien aux dépens du bizuth.

  • Comme bizuth je me souviens avoir été obligé à vendre du papier-cul dans le jardin du Luxembourg !

* Sophie : Cela durait toute l’année ? Alors cette coutume provoquait une fort mauvaise ambiance ??

* Guy : Cette intégration dans les traditions prenait fin officiellement début décembre lors de la sainte Barbe, fête des pompiers, artilleurs, mineurs, etc.…Lors de cette journée, baptisée « inversion », les bizuths deviennent anciens. Alors : chaises renversées, pieds en l’air, élèves assis sur le dessous du siège habituel, regardant le fond de la classe et pas le tableau pendant qu’un élève y fait des divisions mathématiques absurdes, …blouses boutonnées dans le dos, etc. Les profs apprécient plus ou moins ! Les bizutages étaient souvent stupides, humiliants, parfois brutaux

  • Ces traditions fort anciennes ont été créées pour forger des communautés solides, fermées, des sortes de castes, des hiérarchies. . Les anciens X (anciens de l’école polytechnique) forment une véritable franc maçonnerie bien utile pour obtenir un poste. Même chose pour les anciens des écoles des Arts et métiers que je connaîtrai bien plus tard !
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Cinquième texte : Péripéties diverses des études

* Sophie : Alors, as-tu été reçu à la rue d’Ulm ?

* Guy : J’ai échoué parce que, avec le recul, je n’avais pas le niveau pour diverses raisons dont celle de mon origine familiale, peu intellectuelle. La promotion sociale fonctionnait alors, mais pas à ce point là. J'aurais pu entrer à l’ENS de Saint Cloud, mais je ne connaissais même pas, alors, son existence ! Echec également à cause d’événements familiaux. Ma grand-mère maternelle dont j'étais extrêmement proche est morte d’un cancer du foie après de longues souffrances vers Pâques. Je me suis alors senti porteur des mêmes symptômes, exactement ! Ce n’était pas les meilleures conditions pour préparer des concours !

* Sophie : alors, comment réagis-tu ?

* Guy : A la fin de ma première année, à Henri IV j’ai passé à la Sorbonne le certificat de « mathématiques générales ». Pour un élève de classe préparatoire c’est facile et j’ai été reçu. C’est une propédeutique qui donne le droit* * de continuer pour une licence. Avant de retourner en Creuse pour les vacances je me renseigne et découvre que l’un des certificats suivants s’appelle « calcul différentiel et intégral ». On ne fait, presque, que cela dans la classe que je viens de quitter. Sans consulter qui que ce soit, je m’inscris pour la session de septembre et j’achète aux Presses Universitaires des livres sur le sujet et quelques polycopiés. Me voilà en Creuse et, après un peu de repos, je me mets à la lecture des polycopiés officiels de la Sorbonne

*Sophie : Avec tous ces longs préalables, je sens venir une surprise désagréable ? Tu ne devrais pas avoir de problèmes après une telle préparation en classe préparatoire !

* Guy : Tu as bien deviné ! Je ne comprends rien à un texte polycopié officie! du dit certificat ! J’essaie d’autres polycopiés, même échec ! Pourtant c’est bien le même domaine ; pourquoi diable ce divorce entre l’université et les classes prépas ? Mystère imprévu et découragement ; suis-je si mauvais pour ne voir dans ces textes que de l’hébreu ?. Têtu, je finis par me décider à regarder les livres de l’Institut catholique de Paris sur le même domaine; j’avais acheté ces livres par une volonté de tout faire pour réussir; mais ce n’est pas avec eux que j’allais passer en septembre ! Miracle incompréhensible, je comprends tout: un cours sur le « calcul des résidus » avec des exercices résolus (complément net à un chapitre des classes de spéciales); je réussis mes exercices, j’assimile bien, de même qu’un autre livre sur des choses géométriques qui ressemblent à ce que j’ai fait en prépa. Cela me redonne un peu le moral, mais ne me rassure guère

* Sophie ; Comment se termine cette histoire? Tu m’intrigues beaucoup !

* Guy : Tu vas voir qu’il va y avoir encore du suspense et de l’angoisse. Donc voilà l’examen. Angoisse terrible avant la distribution des sujets ! Et, bonheur ! Il y a des questions que j’aurais pu avoir au lycée, et …un calcul de résidus ! Donc je travaille efficacement. Mais mon « résidu » calculé ne peut être valable, et j’explique sur ma copie pourquoi. Cela sera apprécié par le correcteur car, 10 jours après, je constate avec surprise que je suis admissible! Mais il y a l’oral qui peut porter sur mon « hébreu ». Alors je m’installe au fond de l’amphi de l’institut Henri Poincaré pour « voir venir ». Premier candidat, première question ? Je ne comprends même pas la question, mais, le candidat, à ma stupéfaction, répond ! Deuxième candidat, même chose ! Troisième, idem ! Au bout de 10 répétitions du scénario je décide de partir, de jeter l’éponge.

  • Incurable optimiste, je décide de regarder si je ne me suis pas trompé de salle. Et c’est le cas, car j’ai lu verticalement à l’arrière de la liste des candidats, alors qu’il fallait lire devant. Il me faut donc aller, non dans l’amphi, mais au premier étage, dans une petite salle. Heureusement l’interrogateur est en retard mais, cette fois, pas question de partir car la porte est fermée et nous ne sommes qu’une dizaine. Commence la même attente de ma part. Le scénario s’inverse : je comprends les questions et saurais répondre ; mais j’attends et redoute « l’hébreu » du polycopié et de l’amphi, qui va bien arriver; malheureusement ! Il ne vient pas et j'attends. Je passerai le dernier avec un sujet que je connais bien; mais je crois que ma tension préalable ne m’a pas permis d’être très bon.
  • Je serai quand même reçu. Fin savoureuse, car, je découvrirai ensuite que ce certificat là est, de loin, le plus difficile et que beaucoup d’étudiants redoublent à cause de lui ! Comme le programme est immense, chaque prof. a une spécialisation. L’interrogateur de l’amphi, Monsieur Valiron; a le plus gros morceau, le plus complexe, celui de mon « hébreu ». Celui de la petite salle, Monsieur Favard, a un domaine plus classique ; il est creusois et, bien plus tard, j’irai le voir dans son bled, habillé en paysan !. Conscient de mes lacunes je suivrai les cours de Valiron, en ayant déjà en poche le succès ! Il ne faisait que répéter les raisonnements d’un énorme de ses bouquins qui faisait référence parmi les spécialistes. J’ai eu une chance énorme !

*Sophie ; La fin de ces études s’est passée sans de nouveaux ennuis, j’espère ? Enfin !

* Guy : Oui pour 3 années. J’ai passé la même année deux certificats qui m’ont donné la licence de maths : un facile « mécanique rationnelle » et un énorme, celui de « physique générale » qui comprenait absolument tous les domaines de la physique. Et l’année suivante 2 certificats plus spécialisés pour un diplôme qui me donnait le droit de préparer l’agrégation. Je ne vais pas t’ennuyer avec des détails techniques. Plus étonnant et intéressant, l’année scolaire 1962-1963, car je suis accepté, avec 4 ou 5 autres, comme « auditeur libre » à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm pour préparer l’agrégation !

* Sophie : Ton rêve se réalise un peu ; tu entres dans ce « temple » par la petite porte. Mais tu y es ! Alors ??

* Guy : Le bilan est complexe. Les normaliens sont sympas et les profs également. Je ferai même devant eux une leçon pour l’oral du concours. Il y a un mais. Profs et étudiants parlent, encore une fois, hébreu ; des notions, des noms de théoriciens que je ne connais pas du tout, comme Lipschit, Banach. Ce sont des « maths modernes » qui utilisent des mots du langage courant comme corps, anneaux, groupes, applications, etc. Mais que cachent ces mots, en mathématiques ? Je n’ose pas révéler mon ignorance à ces brillants normaliens qui m’auraient répondu sans me juger. Le professeur Henri Cartan me dit que l’exposé que j’ai fait est bon pour l’espace euclidien classique mais pas dans d’autres espaces (inconnus de moi) !

  • Par contre le grand spécialiste des maths modernes Henri Cartan va me rendre un grand service

* Sophie : Tu m’intrigues à nouveau ! Que se passe t-il ?

* Guy : Passer l’agrégation, c’est s’engager à servir l’état pendant 10 ans, comme professeur, en principe. Donc il ne faut pas donner aux élèves la tuberculose ou être malade mental ; il faut être capable de les écouter, de les voir, et…ne pas être susceptible de demander vite une pension d’invalidité (le fric c’est primordial !) Donc, vers Pâques, nous sommes convoqués pour une visite médicale et nous passons successivement devant 4 toubibs, généralistes ou spécialistes. Je choisis de passer en dernier devant l’ophtalmologiste, légèrement inquiet ; car j’ai une bien mauvaise vue ! Vite, il est catégorique, brutal « je vais vous interdire de passer le concours ! Comme scientifique vous pouvez devenir ingénieur ! » Fin du dialogue ! Désarroi, tristesse ! Je reçois une lettre du ministère officialisant cette interdiction et j’arrête de bosser comme un dingue. Mon ami Robert Hennebault me conseille d’en parler rue d’Ulm. Monsieur Cartan s’indigne et dit qu’il va intervenir.

* Sophie : Le fait-il ? et quelle est la suite ?

* Guy : Oui, et je suis convoqué pour une contre-visite. Les grands ophtalmologistes se battent pour que les aveugles puissent accéder au maximum de professions ; donc mon cas va dans leur sens et, 8 jours avant le concours, je reçois l’autorisation de me présenter. Je serai collé mais reçu 14e au CAPES de mathématiques, donc désormais dans l’Education nationale, et à l’abri de ce qui était un décret de Pétain non encore aboli !

* Sophie : Tu ne fais pas que travailler, quand même ?

* Guy : Non, pas du tout ! Cette période est encore, pour moi, chrétienne. Je fais donc, à pied, le pèlerinage de Chartres. Et, bizarrement, je fréquente les champs de coursesde chevaux. Avec Jeannot, nous inventons une « martingale » (un truc pour gagner à coup sûr !) infaillible. Sur Paris Turf, le journal des courses, nous choisissons, dans leur liste globale de pronostics, le journal qui n’a pas donné le bon pronostic depuis le plus longtemps. Il faudra bien que cela cesse, un jour; donc nous suivons leurs conseils. Pour tester cette méthode, je suis allé à la Bibliothèque Nationale et, j’ai demandé le Paris Turf d’une année, pour noter ce que notre méthode aurait donné. Personne ne s’est étonné de cette demande iconoclaste ! Travail fastidieux sur ces chiffres et cela semble bon ! Donc nous nous lançons et, pendant trois mois, cela nous donne de bons résultats. Puis cela se gâte et, nous n’avons pas assez d’argent pour tenir suffisamment longtemps. Donc c’est la fin de l’expérience !

  • Je te conseille d’aller sur un champ de courses, une fois, car le spectacle a de multiples intérêts. Intérêt sportif d’abord car le spectacle est beau, mais aussi spectacle sociologique sur la passion des parieurs ou parieuses (car la parité est là totalement respectée). Lorsque l’arrivée demande le recours à la vidéo pour départager les premiers, j’ai vu les spectateurs, derrière les grilles, parier entre eux, à nouveau !,J’en ai vu partir à la fin des courses en n’ayant plus aucun centime et mendier un ticket de métro! Enfin, pour les premières courses, sur la pelouse, zone réservée aux plus modestes, plusieurs bonimenteurs, juchés sur des pliants, promettant de donner, contre quelque argent, le nom du cheval qui va gagner dans la course X à venir; tuyau increvable bien sûr! Et cela marche. Mais, vers la troisième course, ils ne sont plus là, évidemment, pour ne pas se faire frapper !
  • Je donnais des leçons de maths à un jeune Paul, candidat à l’institut national agronomique. Un jour, je le sens tendu, inquiet. Il finit par me demander quel est le tic-tac qui vient de ma serviette ! Il pense à une bombe ? C’est le bruit de mon gros réveil qui fait office de montre ! Ce même instrument brise le silence studieux de la bibliothèque Saint Geneviève par ses cris insolites !J’apprends que la maison de Paul, sur le Boul’ Mich’, est la propriété du pape, En effet le Vatican doit recevoir une fraction minuscule du denier du culte collecté, cela finit par atteindre des sommets. La loi de 1905 interdit toute expédition de capitaux vers la papauté. D’où l’achat de ces immeubles. Avec cette famille je découvre la grande bourgeoisie ; à l’occasion d’un séjour de 15 jours dans leur petit château de Normandie, pour y faire des maths. Mon élève a deux sœurs ; les trois sortent avec les quelques domestiques et se comportent avec ces jeunes femmes comme si elles étaient de la famille. Ils ont d’ailleurs très peu d’argent de poche. Paul, collé, m’écrira pendant 2 ans et la famille m’invitera à un dîner