* Sophie : Dans tes activités militantes, tu as-dû avoir des problèmes avec la police ? Des arrestations ?

* Guy : Oui, cinq fois au total dans tout mon parcours et cela commence bien évidemment avec la guerre d’Algérie. Avec le camarade Robert Leprieur, nous collons nos affiches « Et l’Algérie ?», pour faire penser à l’opinion qu’il y a peut-être des gros problèmes avec cette guerre ! Interpelés, nous sommes conduits au commissariat et cette nuit me reste bien en mémoire. Les policiers ironisent ; « Au lieu de courir les filles, ces dingues collent des affiches ! » Un clochard arrive, lui aussi, et la police lui fait vider ses poches, avant de l’embastiller. Et c’est un bric à brac ahurissant ! Il rejoint dans les cases grillagées une ou deux prostituées et le dialogue est savoureux !

  • Plus ennuyeux: la police réveille mes proprios pour vérifier que j’habite bien leur hôtel. Donc, le lendemain, je dois expliquer que je n’ai rien fait de grave, ni vol, ni scandale sur la voie publique !
  • Une autre fois, avec Robert, nous finissions un collage et revenions en file indienne à cause de l’étroitesse du trottoir. Sans me retourner je dis : « Nous pourrions mettre ici une dernière affiche ? ». Pas de réponse ! Un policier s’est intercalé entre nous deux. Il ne bronche pas, préférant rentrer chez lui plutôt que de nous emmener au commissariat ! Ouf !
  • Sophie : S’il y a des moments drôles ou dramatiques, tu pourrais peut-être rompre cette monotonie chronologique et me raconter?

* Guy : Pourquoi pas ! D’ailleurs les premières concernent bien cette période terrible de la guerre d’Algérie. Le 30 avril 1960, le MAN (Mouvement pour une Alternative Non-violente) a brisé une première fois le silence de la grande presse en réunissant environ 1000 personnes dans une manifestation originale devant le camp d’internement de Vincennes, vaste centre de triage où le gouvernement parque des centaines de « suspects », nord-africains pour la plupart. Les manifestants restent assis devant le camp, en silence. Les policiers doivent les traîner un par un vers leurs cars. Parmi les manifestants deux membres connus du PSU : l’historien Pierre Vidal-Naquet et le mathématicien Laurent Schwartz, ainsi que la résistante Germaine Tillon. Je décide de participer à l’action organisée quelques semaines plus tard, en bas des Champs-Élysées, à 18 h. Je fais comme les autres et je m’assois par terre en brandissant un carton « non aux tortures » ou « paix avec l’Algérie ». La police a tiré les leçons de Vincennes et, voulant éviter la présence d’une foule importante, embarque dans ses cars les manifestants au fur et à mesure de leur arrivée. La consigne est de ne pas résister et de se laisser traîner.

  • Le silence, la dignité, la non-résistance mettent les policiers dans une rage froide ; ils cassent les lunettes d’une vieille dame, déchirent la soutane d’un prêtre (les prêtres portaient encore soutane). Sur le bord du trottoir une bande de fachos nous insultent, nous traitent de pédés et menacent de nous casser la gueule. Je me demande jusqu’où nous pourrons pousser la non-violence. Mais ils n’ont pas osé le faire. Quelle belle preuve de la force morale de la non-violence !!! La police les aurait certainement laissé faire.
  • Comme les autres je suis pris comme un sac de patates par les bras et les jambes puis balancé dans un car. Je me souviens encore que, pendant le vol, je fus inquiet sur les conditions de l’atterrissage qui, en fait, se passa bien. On nous conduit dans le centre de tri et d’identification de Beaujon du huitième arrondissement, réservé aux « terroristes », avec barbelés et projecteurs. Les cars défilent donc dans les beaux quartiers avec derrière les grilles nos pancartes iconoclastes, contre les tortures. A Beaujon, on sépare les hommes et les femmes et c’est le défilé devant les inspecteurs éberlués de découvrir moult officiers de la légion d’honneur, un professeur au collège de France, des « notables » ! Tous sont-ils donc devenus fous ?
  • Nous subissons la séance de photographie d’identité judiciaire, face et profil, comme les criminels, avec un numéro sur le ventre. Le lendemain un ami de mon lycée me dira que, à côté de lui, il avait remarqué un quidam possédant un passeport diplomatique et, curieux, avait découvert qu’il s’agissait de Pierre Joxe futur ministre de l'intérieur mais surtout fils du ministre du général De Gaulle qui plus tard allait négocier les accords d’Evian avec le FLN algérien. Emoi dans les hautes sphères évidemment et on vient proposer à Pierre Joxe de le libérer et il refuse !
  • Dans ma cellule est formé un rassemblement hétéroclite de professions et d’engagements politiques. Notre nuit passionnante de discussion fascine les flics chargés de surveiller ces dangereux révolutionnaires.
  • On nous libéra par petits groupes à 5 heures du matin, à 20 km pour certains, et pour mon groupe dans le bois de Boulogne le plus loin possible d’un métro ! Petite punition fort mesquine !

* Sophie : Avec la fin de la guerre d’Algérie, les occasions de conflit avec l’ordre public auraient du diminuer ? Alors, qu’avez-vous fait encore ?

*Guy : Voilà ! Nous sommes en 1972. Au 15 de la rue Bisson, dans le quartier de belleville. 400 travailleurs africains sont entassés dans une cartonnerie désaffectée et exploités par un marchand de sommeil qui gagne 3 millions d’anciens francs par mois et ne paye ni électricité, ni eau, d’où des coupures. Ce foyer est un vrai taudis. Un comité de soutien très large regroupant une douzaine d’organisations locales dont la CFDT, la LDH, le PSU, le Secours Rouge s’est constitué pour soutenir leur demande de relogement et leur grève des loyers. Un système d’alerte est en place.

  • Et un beau matin, nous voilà mobilisés d’urgence ; la police se prépare à expulser. Nos ne sommes qu’une vingtaine environ attendant l’arrivée de renforts. La police nous laisse gentiment venir jusqu’au foyer, et puis, soudain, elle barre la rue et nous embarque dans un car. Nous serons retenus toute la journée dans le commissariat de la Place Gambetta, situé alors juste à gauche de la mairie.. Il ne fallait pas que nous puissions revenir et troubler les forces de l’ordre dans leur travail sympathique !
  • Journée un peu folle pour la vingtaine d’embastilléEs ! Car la police n’a pas fait dans la dentelle et a ratissé large : la « fournée » comporte des militantEs, mais aussi un simple habitant de la rue qui a commis la maladresse de descendre chercher des croissants pour son petit déjeuner et a de l’eau sur le feu. Le comique de l’histoire est que la police a aussi enlevé un coiffeur et un clown fort triste de se trouver là. Ces quelques « innocents » pensent que la police, découvrant qu’ils habitent la rue Bisson, va les libérer parce que leur présence sur les lieux est naturelle. Nenni : pour la police c’est une raison supplémentaire de solidarité et de connivence ! Leur indignation ne servira à rien C’est comme cela que se fabriquent en quelques heures des révoltés à partir de citoyens relativement apolitiques !
  • Une journée entière, c’est long et il nous faut inventer des distractions. L'idée d’une chorale s’impose. Le Temps des cerises, l’Internationale, la Jeune Garde, etc. retentissent. Les fenêtres sont ouvertes. Qu’ont pu penser les nombreux passants ? Laurence proposera même de jouer à saute-mouton car nous ne sommes que « retenus » dans la grande pièce et pas accusés de quoi que ce soit. Le deuxième stade pour les petits délinquants, c’est l’enfermement dans une cellule grillagée à l’angle de la pièce qui contiendrait difficilement 3 personnes. Les policiers nous montreront aussi, à côté des WC, le réduit infâme et minuscule où sont mis provisoirement les délinquants plus dangereux. Les flics accepteront d’aller nous acheter des sandwichs au café d’en face et seront stupéfaits de nous voir partager avec le jeune délinquant de la cellule.

* Sophie : Quelle activité as-tu trouvé pour te faire embastiller une quatrième fois ?

* Guy : Nous sommes quatre, ce samedi de printemps1981 deux femmes, Anne et Blandine, et deux hommes, Carlos et moi, deux PSU et deux associatifs, de l’Asti 20e. Nous collons des affiches pour exiger la carte unique de 10 ans pour les travailleurs immigrés, renouvelable automatiquement. Elle sera accordée en 1983 par Mitterrand.

  • Nous sommes en plein travail sur le petit bâtiment carré en briques de la place Martin Nadaud, lorsque s’arrête une superbe voiture américaine avec deux jeunes Turcs qui viennent de se marier. Ils nous demandent où se trouve une rue dont j’ai oublié le nom. Et soudain s’arrête un autre véhicule, un car de police. Les flics descendent et, agressifs, nous demandent de décoller nos affiches puis nous embarquent dans le car avec tout notre matériel et…les deux Turcs, malgré notre insistance à affirmer qu’ils ne font pas partie de l’équipe.
  • Au commissariat de la place Gambetta, nous sommes séparés des Turcs et alignés sur un banc. Anne est sommée de rester assise lorsqu’elle esquisse un geste pour se lever. Un inspecteur vient relever nos identités et croit que nous nous moquons de lui lorsque, à la question « profession ? » répond une litanie : « Professeur, professeur, professeur, professeur». Il veut nous faire déclarer que les Turcs sont nos « complices » !
  • Je suis inquiet lorsqu’ils nous font remonter dans un car de police d’autant qu’Agnès et moi devons dîner chez un ami en banlieue. Je pense que nous allons passer la nuit en cellule. En fait nous arrivons simplement dans le commissariat de la rue des Orteaux, le seul commissariat en service pour la nuit du samedi. Nous sommes gardés dans une pièce par un policier en uniforme assez sympathique avec lequel nous discutons des conditions de travail et de formation des policiers, une sorte de discussion entre syndicalistes de la fonction publique. Il est marié à une Antillaise et se dit donc hostile à toute forme de racisme.
  • Un inspecteur appelle dans son bureau Anne et Blandine, l’une après l’autre, pensant que ces « faibles femmes » accepteront facilement d’admettre la participation des Turcs à notre action intolérable et de signer une main courante dans ce sens. Bien entendu, elles refusent, puis il nous fait entrer, Carlos et moi. Il nous invite fermement à signer sa rédaction de main courante ce qui nous permettrait d’être libres ; nous refusons. Mais ce chantage et surtout le contenu des propos me semblent si odieux que je suis sur le point d’exploser et d’insulter l’inspecteur, lorsque je réalise que : « insultes à un fonctionnaire de police dans l’exercice de ses fonctions » pourrait me coûter assez cher !
  • Attente inquiète et puis, curieusement, on nous libère. En fait, s’ils nous avaient gardés toute la nuit, ils auraient été obligés de rester eux aussi à plusieurs. A la porte, quatre ou cinq amis, alertés je ne sais plus comment, nous attendent …et nous sommes arrivés en retard chez l’ami Alex. Nous ne saurons jamais ce que sont devenus les Turcs, ni la belle voiture.