* Sophie : Tu m’as proposé de parler du PSU après la paix avec l’Algérie !

* Guy : Au congrès d’Alfortville, en janvier 1963, le projet stratégique de Front socialiste est revendiqué par tout le monde; c’est le projet d’alliance entre les forces politiques de gauche et les forces syndicales qui feraient leur entrée officielle dans le champ politique. Mais derrière le concept commun, c’est en fait le début d’un affrontement politique global entre deux lignes politiques opposées sur des questions essentielles.

  • J’ai vécu une grande partie de cette période avec passion, douloureusement parfois, comme membre de la direction parisienne ou de celle du dix-neuvième arrondissement, face à des procédés inacceptables. Je parlerai de majorité et de minorité puisque ce fut le cas clairement jusqu’en 67 et 68, sauf pour une courte période à Paris. J’ai été fortement engagé dans la réflexion, la confrontation et parfois même dans la gestion de la ligne majoritaire.
  • La majorité rassemble le secrétaire national Edouard Depreux, son dauphin logique Gilles Martinet, Marc Heurgon, Georges Servet (alias Michel Rocard), Pierre Mendès France, les cadres de la CFDT depuis le niveau national autour d’Edmond Maire jusqu’aux cadres intermédiaires, les chrétiens issus du MLP au moment de la naissance du PSU.

* Sophie : Et la minorité ? C’est qui ?

* Guy : La minorité, dirigée par Jean Poperen, l’autre successeur possible de Depreux, est bien plus hétéroclite car composée d‘anciens communistes comme Poperen lui-même, de trotskistes et de sociaux démocrates qui n’acceptent pas d’avoir perdu le pouvoir. Ce curieux rassemblement n’est pas si absurde car, peu à peu, beaucoup d’entre eux-elles finiront par rejoindre la FGDS de Mitterrand puis le PS. L’emblématique Claude Bourdet accepte de figurer comme animateur car cette tendance se prétend la gauche du PSU. Elle est presque une organisation parallèle car, entre le début 1963 et mai 1968 elle publiera 29 numéros de son propre journal : « l’Action ».

* Sophie : Quelles sont les lignes politiques ? Vraiment différentes ?

* Guy : La majorité veut que le PSU devienne la force principale de la gauche, car la SFIO est déshonorée par Guy Mollet, la guerre d’Algérie et ses tortures (Gaston Defferre lors de la présidentielle de 69 dépassera de justesse les 5% alors que Mendés France le soutient) et, d’autre part, le PC qui n’est pas encore sorti du stalinisme et de la soumission à l'URSS, paie les événements de Hongrie et son vote des pleins pouvoirs à Mollet. Il y a dans cette orientation les prémices de la deuxième gauche mais aussi celles de l’écologie politique et de la radicalité révolutionnaire qui fera que le PSU soit comme un poisson dans l'eau lors du mouvement de Mai 68. Des militants de cette sensibilité, plus tard, se retrouveront à la tendance maoïsante GOP (Gauche Ouvrière et Paysanne).

  • La majorité travaille beaucoup dans des domaines comme le « cadre de vie » qui est en fait le début de l’écologie politique, dans le refus du nucléaire civil et militaire et je ne pense pas honnêtement que la minorité ait voulu se cantonner dans les luttes ouvrières. Par contre il me semble bien qu’elle n’accepte pas le « décoloniser la province » de Rocard, marquée qu’elle est par la tradition jacobine de la Révolution de 1789. Et, en tous cas, elle critique fortement les « colloques de Grenoble » et la notion de « contre-plan », signe d’un réformisme larvé. J’ai souvent entendu Marc Heurgon se dire « girondin » par rapport à 1789 et il était historien !

* Sophie : Et la minorité ? Quelle est sa ligne politique ?

* Guy : Elle rêve de refaire le Front Populaire de 1936, de servir d’entremetteur, de marier les sociaux démocrates et le PC. Pour elle, unité de la gauche est plus importante que l’affirmation autonome. Quand Mitterrand et Marchais voudront faire leur rassemblement autour du Programme Commun ils n’auront pas besoin du PSU et ils ne l’écouteront même pas, ni celui-ci, ni la CFDT d’ailleurs (le PC devrait peut-être le regretter !).

  • La différence est aussi théorique. Des penseurs comme Pierre Belleville, Serge Mallet pratiquent un marxisme vivant, en analysant la nouvelle classe ouvrière (celle de l’électronique, de l’aéronautique, de la pétrochimie, de l’informatique naissante..) qui n’est plus la même que celles des mineurs, des sidérurgistes, des travailleurs à la chaîne. Ils analysent aussi la paysannerie, comme l’aurait fait Marx
  • En 1962 : Serge Mallet écrit « Les paysans contre le passé », ouvrage théorique qui contribuera à la création des « Paysans travailleurs » (fondés par Bernard Lambert qui rejoint le PSU en 1966).C’est clairement le père de la Confédération paysanne actuelle.
  • Poperen, lui, dénonce un révisionnisme dangereux, une complicité avec la « gauche américaine » ou la technocratie symbolisée par Rocard.

* Sophie : Et sur la politique internationale ?

* Guy : Les questions internationales me semblent faire un large consensus. Par contre la prise de position favorable au peuple palestinien nous divise profondément et nous fait perdre beaucoup de militants juifs. Ces clivages traversent les deux sensibilités et je sais que Rocard avait des liens très amicaux avec le délégué de l’OLP en France qui a été assassiné. En ces temps-là, début des années 1960, le PSU, la gauche, l’extrême gauche, dans leur majorité, étaient passionnés par l’expérience israélienne des kibboutz (le pluriel en hébreu est kibboutzim), en recherche d’une société débarrassée de la propriété privée et de l’argent, expériences de micro sociétés à structure communiste. Je décide d’aller voir sur place !

  • Israël n’occupait alors ni Gaza, ni la Cisjordanie, ni Jérusalem-Est, ni le Golan, même si, par la première guerre contre les pays arabes de 1948-1949, il avait agrandi le territoire que lui octroyait le « plan de partage de la Palestine » adopté par l’ONU en 1947. Il était dirigé par les sociaux-démocrates du Mapaï (Ben Gourion, Golda Meir, etc.). Nous étions bien avant la guerre des Six-Jours de 1967 et ses occupations de territoires.

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  • Sophie : Raconte-moi ce voyage ! Cela doit être intéressant ?__

* Guy : L’agence de voyages Voir et Connaître, étroitement liée au PSU, organisait alors des voyages originaux. Ces voyages faisaient une intelligente synthèse entre découverte de monuments ou de paysages et découverte de systèmes politiques (l’autogestion dans la Yougoslavie de Tito ou dans l’Algérie de Ben Bella, Cuba, etc.) Ils incluaient des rencontres avec des organisations politiques ou syndicales. Je décide de participer au voyage de trois semaines en Israël pendant le mois de juillet 1960. Le contrat prévoit qu’après deux semaines de travail dans le kibboutz de Kinnereth nous bénéficierons d’un voyage autour d’Israël (Jérusalem-Ouest, Nazareth ville à majorité arabe, Mer Morte, traversée du désert du Néguev jusqu’à la Mer Rouge, Haïfa, Césarée, Tel Aviv). Ce voyage fut passionnant !

  • Le kibboutz de Kinnereth, situé tout près du lac de Tibériade, à une trentaine de mètres au-dessous du niveau de la mer est le premier kibboutz créé en Israël. Il a été fondé en 1908 par des militants socialistes et sionistes, ayant participé à la tentative de révolution de 1905 en Russie. C’est le kibboutz de Ben Gourion qui y viendra d’ailleurs en visite pendant notre séjour. Il rassemble plusieurs centaines de kibboutznik dont un certain nombre, nés à Kinnereth, n’ont connu rien d’autre que cette vie communautaire ; on les appelle les « sabras » et ils ont parfois envie de découvrir une autre vie. Le kibboutz pourvoit à tous les besoins de ses membres et de leurs familles, depuis le logement, les vêtements, la nourriture jusqu’à l’éducation des enfants. L’argent n’y existe donc pas. Les repas sont pris en commun dans un grand réfectoire. La volonté de « briser la famille bourgeoise » est proclamée. Les enfants ne vivent pas avec leurs parents et toute leur vie depuis la nourriture jusqu’à la formation est gérée par des professionnels, dans un quartier particulier. Cette séparation entre parents et enfants choque la plupart de mes camarades du voyage. Réponse de nos hôtes : « en fait, nous profitons bien mieux que vous de nos enfants, car nous les avons l’après-midi, pendant les heures de sieste, au moment où nous sommes totalement disponibles, sans aucun souci matériel ». Cette disposition radicale sera abandonnée quelques années plus tard.
  • La plupart des 230 kibboutz, entre 1955 et 1965, étaient laïcs. Kinnereth était un kibboutz du Mapam, parti comparable au PSU. Les cérémonies de la religion juive y ont été laïcisées. Par exemple la Bar mitsva marque pour les enfants de 12-13 ans le passage à l’âge adulte dans la religion; on leur remet un châle de prière et ils doivent être capables de lire un passage de la Torah. Les kibboutznik Mapam remettent alors aux futurs adultes des instruments agricoles et l’épreuve imposée est un voyage en ville avec l’utilisation de billets ou pièces de monnaie jusque-là inconnue. A cette époque les kibboutz sont des piliers fondamentaux pour l’état : formation de cadres politiques, accueil de nouveaux immigrants qui font obligatoirement un stage en kibboutz à leur arrivée, mais aussi pour la production essentiellement agricole.
  • Les pionniers fondateurs des Kibboutz étaient non seulement des socialistes mais aussi des sionistes. Les kibboutz seront bien utiles pour l’implantation sur le territoire accordé par l’ONU en 1947 ou conquis par la suite, sa défense et sa mise en valeur; donc pour la colonisation.
  • Nous avons beaucoup discuté avec nos hôtes, car il faisait plus de 40 degrés à l’ombre et le travail commencé à l’aube se terminait à midi. Le statut des kibboutz voulait que l’égalité soit absolue dans la répartition des tâches, que toutes les décisions de gestion soient prises par l’ensemble des membres en assemblée générale ; or le nombre de membres concernés et actifs a une tendance inquiétante à se réduire. L’ancienneté du kibboutz et sa richesse globale a permis d’acheter à chaque couple un réfrigérateur, ce qui permet donc des activités culinaires autonomes, à l’encontre des règles communautaires. De même l’ampleur des travaux agricoles a conduit à embaucher une main d’œuvre étrangère à la communauté, en partie arabe, ambiguïté qui pose quelques problèmes théoriques. Et Kinnereth n’est pas le seul kibboutz confronté à ces problèmes !
  • L’importance des kibboutz s’est ensuite beaucoup réduite avec l’arrivée au pouvoir de la droite (le Likoud). Ils existent encore, mais ne représentent plus que 1,7% de la population, n’ont plus le même poids politique, ont « assoupli » leurs règles communisantes et sont une curiosité visitée par les touristes. Ils ne se voulaient pas comme une expérience, mais visaient par contagion, par porosité à construire une société nouvelle, avec «un homme nouveau». Mais ces îlots de communisme étaient plongés dans un système capitaliste qui pèse lourd et dans un contexte politico-militaire bien particulier, avec le sabotage des tentatives de paix avec la population arabe de la Palestine et le développement des colonies. Le sionisme ne se révèle-t-il pas incompatible avec le socialisme ?
  • Les kibboutz existent depuis 100 ans et ont connu une assez longue période emblématique. Ne montrent-ils pas qu’un autre système que le capitalisme c’est possible ? Sont-ils des précurseurs ou des rêves illusoires ?