* Sophie : Et toi, tu n’as jamais été chahuté dans toute ta carrière ?

* Guy : Voici deux moments où j’aurais pu l’être. Une dame du Kremlin-Bicêtre veut acheter une salle à manger. Dans le magasin, un canapé la tente et le commerçant, astucieusement, lui dit : «Si vous m’achetez la salle à manger, je vous ferai une petite conception sur le canapé ». Lapsus entre conception et concession ou forme d’ignorance ? Cette histoire comique m’a tellement frappé que, un peu plus tard, mes élèves de première me demandent pour la seconde fois de repousser la date de remise de leur devoir. Je décide de piquer une fausse colère et je crie : « C’est toujours la même rengaine ! Quand on vous fait… une conception, vous en abusez ! » Rires, car au moment décisif, je ne trouvais plus le bon mot !

  • Un autre matin, avant de partir en cours, ma ceinture casse. Je la remplace par le cordon qui permet de nouer mon pyjama. Mon cours de maths commence et bientôt, je découvre des sourires joyeux sur le visage de mes élèves. Bizarre ! Bizarre ! Mon cours ne comporte rien de comique ; aucun élève ne fait le pitre ? Je finis par découvrir qu’un petit morceau du cordon blanc de mon pyjama s’étale au sortir de ma braguette ! Je ne sais plus si j’ai dit quelque chose !

* Sophie : Pourquoi un prof n’est pas chahuté ?A ton avis ?

* Guy : Parce qu’il domine bien son sujet ? Que ses cours ne sont pas trop ennuyeux ? Ma réponse va peut-être t’étonner : mon expérience montre que ce n’est ni nécessaire, ni suffisant, comme on dit en mathématiques ! Un prof brillant peut fort bien être chahuté (je l’ai constaté pour une amie) et un médiocre ou un fumiste ne pas l’être !

  • Le travail d’enseignant est beaucoup un travail d’acteur, de comédien parfois, de qualité de la voix et des attitudes, de rapports psychologiques, voire affectifs avec la classe dans sa globalité et avec les personnalités dominantes de celle-ci. Le respect, y compris pour les élèves faibles ou difficiles, doit être constamment perceptible. Distance et proximité, un équilibre subtil est à trouver ; les rôles différents doivent être fixés dès les premiers cours qui sont déterminants pour la suite.
  • La fatigue nerveuse d’un prof après plusieurs heures de cours est plus liée à la maîtrise de la communication avec le collectif classe, et à ses efforts vocaux qu’à ses efforts intellectuels. Quand j’étais fatigué, mes élèves de la classe de mathématiques spéciales avaient tendance à bavarder avec leurs voisins, ce qui accentuait ma fatigue. Le nombre d’enseignants obligés d’avoir recours à des orthophonistes est important. Aucune des bases de la maîtrise de la voix ne fait partie de la formation des enseignants. Ahurissant !

* Sophie : As-tu eu recours à une orthophoniste ?

* Guy :Oui, en fin de carrière. Au bout de deux heures de cours, je souffrais beaucoup pour continuer à parler. L’orthophoniste m’explique que les poumons sont une sorte de soufflet qui expulse l’air nécessaire aux cordes vocales. Je ne me servais pas du tout des poumons et le larynx seul à travailler s’épuisait vite ! Elle me fait faire de la relaxation et psalmodier comme les moines, en tenant longuement des voyelles. J’étais sceptique. Mais je fus guéri en quinze jours environ !

  • Ce récit sur ma fin de carrière me fait penser qu’alors j’ai subi de terribles chahuts en classe de troisième. Nous sommes en juin. Je ne travaille plus car les élèves passent leurs concours. Une collègue prend son congé de maternité et je n’ai aucune raison de refuser de la remplacer pour le dernier mois ! Le conseil de sa classe est passé et les décisions pour la rentrée prises. Un certain nombre d’élèves ne sera pas repris à Chaptal, d’autres redoubleront.
  • Ceux-là vont donc se défouler dans le chahut. Je dois envoyer un élève au tableau pour écrire sur ma dictée et faire face à la classe devant l’estrade. La classe est en amphithéâtre et parfois des billes descendent depuis le fond de la salle, bruyamment ! . Un jour je repère enfin un coupable du dernier rang. Excédé je me précipite et je lui balance une forte gifle. « Puis-je aller à l’infirmerie faire constater cette brutalité? » réplique t-il ! Je dis oui, mais il n’y ira pas. Ouf !
  • Une autre fois, je serai tellement fatigué que je sortirai dans la cour avant la sonnerie ! Fort pénible fut leur trouvaille originale. Sur le devant de l’estrade où je déambulais, ils passèrent un produit chimique connu qui a la propriété de claquer lorsque l’on marche à cet endroit ! Tu imagines la série de crépitements ! J’apprécierai la fin de l’année scolaire !

* Sophie : Au plan politique, avant 1968 que se passe-t-il ?

* Guy : Le PSU n’est pas en pleine forme en 1967 pour la préparation de son 5e congrès, à Paris. Pourtant le nombre de ses députés est passé à quatre aux élections législatives de mars : Pierre Mendés-France à Grenoble, Yves Le Foll à Saint-Brieuc, Roger Prat à Morlaix et Guy Desson à Sedan. Mitterrand commence son irrésistible ascension vers le pouvoir à travers une série de clubs. Certains PSU regrettent la vieille « maison socialiste » SFIO et pensent à leur avenir politique dans la FGDS de Mitterrand. Le PSU est à la croisée des chemins par rapport aux deux lignes que je t’ai décrites. Edouard Depreux doit passer la main. Ses deux dauphins potentiels, jusque-là rivaux :Martinet et Poperen, sont d’accord pour se rapprocher de la FGDS.

  • Depreux, Heurgon, Rocard, les cadres CFDT et les « cathos » tiennent bon, sur une ligne autonome. Les secrétaires nationaux planifiés pour succéder à Depreux sont battus par la base ! A la suite d’un article scissionniste dans Combat, Jean Poperen est exclu du PSU ; il rejoindra la FGDS de Mitterrand en1968. Pierre Bérégovoy quitte le PSU et rejoint la FGDS avec son club Socialisme moderne. Gilles Martinet, lui, restera au PSU jusqu’en 1972.

* Sophie : Qui va donc succéder à Depreux ?

* Guy : Marc Heurgon pense qu’il ne peut pas obtenir ce poste, étant donné son image d’apparatchik. Il passe un bon moment à convaincre Rocard. Celui-ci a un poste important bien payé comme « secrétaire général de la commission des comptes » et deux enfants. Sa carrière est prometteuse, rectiligne. Le secrétaire national sera nettement moins bien payé, l’avenir politique sera incertain étant donné les pertes de ténors et de militants du parti. Heurgon réussit à le décider et lance ainsi la carrière de Rocard jusque là inconnu. Les militants PSU accèdent majoritairement en juillet 1967 à la direction de l’UNEF. Nous verrons que ce syndicat jouera un grand rôle dans les « événements de mai 68 ».

  • 1967 est aussi une année charnière car apparaissent dans la société française bien des ingrédients qui coaguleront en 1968 et que seul le PSU a observés et analysés avant l’explosion de mai 68. Le parti observe, dans l’année 1967, que les luttes ouvrières sont dures et portent bien plus sur les conditions de travail, la dignité, le rejet des « petits chefs » de l’encadrement que sur les salaires. Les grèves démarrent souvent avec des animateurs non syndiqués, jeunes et un nombre important de femmes, surtout parmi les employés.
  • La participation aux grèves des employés que Serge Mallet appelle les « cols blancs » au côté des « cols bleus » ouvriers contribue à la radicalisation. En effet la tradition ouvrière veut que soit désignée pour négocier avec le patron une délégation de responsables syndicaux auxquels on fait confiance. Les jeunes cols bleus ou blancs qui sont en colère et n’ont pas l’habitude de cette discipline syndicale, envahissent massivement le bureau du patron et commence ainsi une « séquestration » non prévue. Un rapport écrit début 1968 sera discuté en mars1968 lors du Conseil National « sur les luttes sociales ». Ces documents sont à la disposition des historiens.

* Sophie : Y a t-il en 1967 d’autres signes prémonitoires ?

* Guy : 1967 est également marquée par des manifestations paysannes violentes dans l’Ouest avec des jonctions temporaires entre paysans, ouvriers et étudiants. Le 2 octobre, à Quimper, la manifestation crie : « Che Guevara en Bretagne », « Québec libre, Bretagne libre », « Nous ne voulons pas deux Europe, celle des riches et celle des pauvres » ! Le même jour 5000 agriculteurs enfoncent les portes de la préfecture du Mans !

  • Enfin, c’est le 3 août 1967 que sort le film de Jean-Luc Godard « La Chinoise » qui symbolise l’existence de groupes maoïstes, en particulier à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm.
  • Il existe bien d’autres ferments de ce qui bouillonnait sous le couvercle de l’autorité étouffant tous les secteurs de la société : la politique et la tutelle du général De Gaulle, l’usine (ses patrons caricaturaux et ses « petits chefs »), l’école, la famille avec la domination masculine, la morale, la religion et les interdits sexuels (le 21 mars 1967 les étudiants de la faculté de Nanterre occupent le bâtiment réservé aux étudiantes et sont délogés brutalement ; en 68, le Mouvement du 22-Mars de Nanterre provoque par une autre occupation l’étincelle à l’origine de l’embrasement étudiant).
  • Mai 68 va démontrer la pertinence du choix fait en 1967 par la majorité des adhérents du PSU, car nous verrons à quel point le parti sera en phase avec les aspirations des acteurs du joli mois de mai, tant ouvriers qu’étudiants et quel rôle actif il jouera (alors que les socialistes orthodoxes seront absents de la scène politique et ne prendront leur revanche qu’en 1981 avec la victoire de François Mitterrand !)

* Sophie : Quels voyages pendant ces années-là ?

* Guy : Je ne saurais pas les dater et les ordonner. Deux voyages en Italie ; l’un en Sicile, passionnant, entre la montée à l’Etna, pendant une éruption, les temples de Syracuse* , les charrettes multicolores, la découverte de champs de coton. Un autre avec quatre amis, en deux « 2 chevaux », depuis le nord jusqu’au bout extrême de la botte, Lecce, à la découverte d’églises romanes. Un voyage en Grèce avec la fascination pour Delphes. Enfin un voyage en Vespa dans le Massif Central pour aller participer à la sauvegarde d’un vieux château !

  • Et je ferai pendant plusieurs années des travaux de terrassement dans le jardin de la maison familiale pour faire une élégante allée( je concasse des pierres, je fabrique du ciment avec mon père et nous l’étalons !