* Sophie : Et dans ton lycée ? Quelles sont les retombées de mai 68 ? __

  • Guy__ : Nous sommes donc au lycée Chaptal, pendant l’année scolaire 1969-1970. Le nouveau est Monsieur Giraudon, intelligent, humaniste, compétent, syndicaliste de la Fédération de l’Education Nationale. Il est chargé de remettre de l’ordre dans ce lycée un peu trop dominé par les « enragés » de mai 68. Le lycée comporte trois secteurs de 700 élèves chacun, environ, autour de trois cours carrées : le « petit lycée », futur collège, le « moyen lycée », pour les élèves de la seconde à la terminale, et le « grand lycée », pour la vingtaine de classes préparatoires aux Grandes Ecoles.
  • Le mouvement de mai 68 a donné le droit aux élèves à l’expression politique sur des panneaux muraux de la cour du « moyen lycée ». Le noyau politique dominant est constitué par des élèves de cette partie du lycée et des classes littéraires du « grand lycée », membres de VLR (Vive La Révolution, organisation maoïsante) et liés à la fac de Nanterre. Il existe un noyau d’élèves membres de la LCR de Krivine et de communistes organisés dans l’Union Nationale de Comités d’Action Lycéenne (UNCAL), opposés aux CAL de mai
  • Le corps professoral est assez politisé. Nous sommes 5 membres du PSU. La cellule communiste comporte une petite vingtaine de membres (profs, agents, surveillants) ; mais ils sont divisés entre orthodoxes purs et durs et « rénovateurs » avant l’heure. Un seul collègue affirme son appartenance au parti socialiste. Un prof. d’espagnol fait ouvertement l’apologie de Franco dans ses classes. Je suis secrétaire de la section syndicale SNES-FEN qui rassemble une écrasante majorité des enseignants et des surveillants d’internat ou d’externat ; le SGEN-CFDT ne comporte que 4 ou 5 adhérents.

* Sophie : Merci pour cet état des lieux ! Mais que se passe t’il ?

* Guy : Les élèves se sont fabriqué des matraques en cassant les pieds de chaises métalliques, pour parer à une attaque éventuelle des « fachos ». Le proviseur fait circuler dans les classes une note affirmant que, dorénavant, tout élève porteur d’un barreau de chaise sera immédiatement traduit devant le conseil de discipline. Les barreaux sont planqués sous les estrades des profs.

  • Le temps passe et puis, un beau jour, le bruit circule qu’un commando fasciste marche sur le lycée. Il faut organiser la résistance ! Les barreaux de chaise sortant de leurs planques, des équipes se constituent. Et notre bon collègue franquiste s’empresse de donner au proviseur la liste des élèves qu’il a vus « armés ». Comme par hasard, ce sont les leaders de VLR qu’il avait bien repérés depuis un moment. Le conseil de discipline va donc avoir lieu pour 6 lycéens.
  • Notre réunion du SNES est houleuse ; les « staliniens » se réjouissent du nettoyage qui va exclure ces dangereux irresponsables ; nous sommes évidemment plus mesurés : nous allons faire une enquête auprès des habitants du quartier et découvrir que la rumeur était bien fondée. Nous décidons de servir d’avocats aux élèves incriminés et je serai l’avocat du leader VLR de Chaptal !
  • Nous voilà donc dans le somptueux bureau du proviseur, 50 mètres carrés au moins. Le tribunal est disposé en U : au centre le proviseur et les représentants de l’administration, sur les ailes du U : les représentants des profs, des surveillants, des parents d’élèves et des élèves. En face, sans table, les élèves accusés et nous, leurs avocats. Nous connaissons d’avance une bonne partie des votes tellement les clivages sont nets (nos collègues communistes vont voter l’exclusion, les surveillants et les élèves l’amnistie). Nous ne sommes pas optimistes

* Sophie : Alors ? J’ai hâte de savoir !

* Guy : A notre grande surprise, notre dossier est si solide que l’amnistie avec avertissement est votée pour tous les élèves sauf un ! Une seule explication est possible : le proviseur, Monsieur Giraudon, entraînant avec lui les membres de l’administration, a voté l’amnistie. Nous saurons assez vite que l’élève exclu (pour une semaine, je crois) l’a été parce que, lors de la délibération, en l’absence des élèves accusés et de leurs avocats, le proviseur a expliqué que l’élève en question avait déjà été exclu du lycée Honoré de Balzac, pour trafic de drogue, je crois. Une seconde chance lui avait été donnée par Chaptal.

  • Le lendemain, le proviseur me prend à part dans la cour, parce que j’ai été avocat et que je suis secrétaire du SNES : « Vous savez, Monsieur Philippon, j’ai eu des remontrances à propos de notre mansuétude, venant de la direction des lycées. Si cela devait se reproduire, cette fois, ce serait l’exclusion définitive ! ». Je sens que ce n’est pas un chantage mais un avertissement honnête.

* Sophie : Ce compromis satisfait-il tout le monde ?

* Guy : Les responsables de VLR, au lieu de célébrer la victoire, relative, décident de poursuivre l’agitation, à partir du cas de l’élève sanctionné qui a été traité à huis-clos, sans avoir eu la possibilité de se défendre. Le camarade lycéen que j’ai défendu, que nous appellerons Bernard, est un remarquable agitateur. Il arrive à remplir l’amphi du « moyen lycée » pour organiser la riposte. Il chauffe la salle et propose d’envahir le bureau du proviseur.

  • Je décide d’intervenir pour souligner les risques de cette provocation. Bernard feint d’abord de ne pas me voir au fond de la salle, mais il est difficile de ne pas me donner la parole après mon rôle dans le conseil de discipline. Je casse un peu la mobilisation mais un noyau dur décide de passer à l’acte quand même. Avec quelques collègues, nous formons un barrage pour les empêcher de franchir la porte qui mène au premier étage, d’où une sorte de mêlée de rugby. Je suis sommé de m’expliquer dans leur mégaphone. Un répit est gagné !
  • Mais quelques jours plus tard, sur les conseils des amis VLR de Nanterre, la décision est prise d’envahir le bureau du proviseur sans prendre le risque d’une mobilisation massive préalable. Une douzaine de lycéens envahit le grand escalier solennel qui aboutit à l’étage de l’administration, arrive sur le palier, ne rentre pas dans le bureau (pourquoi cette hésitation?), chante l’Internationale et d’autres chants révolutionnaires.

* Sophie : Donc second conseil de discipline ?

* Guy : Oui, pour les 5 « amnistiés ». Bernard sait très bien que les 5 vont être exclus ! Il accepte que je l’assiste, à condition que lui seul prenne la parole. Cette séance d’une extrême tension, la longue analyse (virulente mais intelligente), par Bernard de l’institution universitaire, les réactions psychologiques des participants restent gravées dans ma mémoire. Certaines phrases de Bernard frappent si fort et si juste que je vois le proviseur pâlir à plusieurs reprises ; il va montrer ses qualités humaines et son courage dans l’affaire Guiot qui suit un peu plus tard.

  • Je me souviens avec peine de la douleur des parents d’origine modeste qui attendaient, dans l’antichambre, l’issue du conseil quand ils ont appris l’exclusion ; plusieurs élèves allaient rater leur baccalauréat ! J’ai revu ensuite Bernard, à plusieurs reprises. En bon maoïste, il est d’abord devenu camionneur comme les « établis en usine» de l’époque, puis a trouvé sa place dans le monde du spectacle. Je pense qu’il a réussi sa vie.

* Sophie : Parle-moi donc de cette affaire Guiot à laquelle tu as fait allusion !

* Guy : Nous sommes en février 1971. Les profs sont majoritairement excédés par les « dazibaos » (calqués sur ceux de la révolution culturelle chinoise), Les élèves y expriment librement leurs opinions politiques Nos maoïstes y dénoncent les profs comme « valets de l’exploitation capitaliste ». Un relent d’antisémitisme vise même un collègue unanimement respecté et provoque la colère des profs ! .

  • Gilles Guiot est élève en classe de mathématiques supérieures. Bon élève, il n’a aucun engagement politique; mais il a envie de découvrir ces manifs joyeuses, dynamiques. Il accompagne donc un ami, membre de la Ligue Communiste Révolutionnaire, à la manif. Secours Rouge qui a lieu le 9 février, Place Clichy, tout près du lycée. La police charge brutalement, les manifestants s’enfuient, sauf Guiot qui n’a rien à se reprocher. Il est embarqué par la police. Au commissariat, on lui demande s’il veut être jugé en flagrant délit. Certain de son bon droit, il dit « oui ». Il est accusé de violences par deux policiers, condamné à six mois de prison, dont trois avec sursis, et embastillé sur-le-champ.
  • Le lendemain j’arrive à 10 heures au lycée et trouve la salle des profs en ébullition. La collectivité qui, la veille, « bouffait du gauchiste » joyeusement, s’est totalement retournée contre la police et la justice. Une grève de la journée est votée à l’unanimité. Je n’en crois pas mes yeux ! La révolte contre l’injustice flagrante est profonde, car l’innocence de Guiot ne fait aucun doute.

* Sophie : Que proposez-vous de faire ??

* Guy : A midi, nous prenons le café avec un surveillant « gauchiste » et l’aumônier du lycée. C’est dans son local que les militants d’extrême gauche tirent leurs tracts. Devons-nous organiser une manif ? Il y en a trop ! L’aumônier suggère un mode original, non-violent, un sit-in sur le Boulevard des Batignolles. Pourquoi pas ? A notre grande surprise, le leader lycéen de la LCR accepte de soutenir cette action pourtant « peu radicale ».

  • Alors, Assemblée Générale des lycéens, des surveillants, des profs dans le grand réfectoire. L’idée est acceptée, mais les PC « orthodoxes » ne veulent pas prendre le risque de bloquer la circulation sur le boulevard. Un compromis est proposé et accepté: le sit-in aura lieu, mais sur le terre-plein du Boulevard des Batignolles et les automobilistes seront tranquilles !
  • Une solidarité tout à fait inhabituelle va faire de ce sit-in un événement d’ampleur nationale. Monsieur Giraudon, le proviseur, vient participer au sit-in. Cette présence fait la une des journaux du lendemain. Ce grand proviseur me dira un peu plus tard que le directeur des lycées au ministère aurait voulu le sanctionner mais il avait le soutien de son syndicat.
  • La plupart des lycées parisiens se mettent en grève. Sous l’impulsion de la LCR, et sans accord du comité de soutien de Chaptal, une manifestation est décidée pour le mercredi 18 février, avec départ devant le lycée Chaptal. Elle est interdite par la préfecture de police. Le collectif chaptalien des profs accepte mal de ne pas avoir été consulté. Les quelques PC « staliniens » pour lesquels le « gauchisme » est l’horreur absolue vont demander au proviseur de fermer les portes du lycée. Je leur rappelle que, faute d’issue de repli devant une charge policière, il peut y avoir des blessés graves parmi les jeunes (comme au métro Charonne pendant la guerre d’Algérie). Un ami PC, « refondateur » avant l’heure, ira dire au proviseur, à titre personnel, son hostilité à cette stupidité. Le proviseur ne fermera pas les portes.
  • La manif qui se constitue le mercredi est essentiellement formée de très jeunes lycéens, de collégiens même, venus souvent de banlieues. Je pense que la présence d’adultes est une précaution nécessaire et je les accompagne donc dans leur longue course joyeuse à travers Paris, place de la Concorde, traversée de la Seine, Boulevard Saint-Germain. Aucun policier ne sera visible !
  • La révolte contre l’injustice sera si puissante que la justice décidera de rejuger l’affaire. Gilles Guiot sera acquitté. Les lycéens auront fait reculer le pouvoir grâce à un proviseur et aussi à une forme d’action originale.