* Sophie : Dans le domaine syndical as-tu d’autres choses à me raconter ?

* Guy : En 1960, Michel Debré, Premier ministre, soulève la colère des défenseurs de la laïcité, avec sa loi sur le financement public de l’école privée. Le CNAL (Comité National d’Action Laïque) rassemble la FEN (Fédération de l’Education Nationale), la Ligue de l’Enseignement, la FCPE, pour les parents d’élèves et tous les partis de Gauche…

  • Une pétition est lancée le 13 février et la quête des signatures s’organise méthodiquement sur des cahiers dont la première page est illustrée par un beau dessin de Jean Effel. Pierre Aron et moi, nommés au lycée Chaptal en octobre 1958, membres du SNES et du PSU, sommes chargés de la collecte de signatures dans les immeubles de la rue de Rome, Paris 8e, le long des voies de la SNCF gare Saint-Lazare.
  • Nous faisons sérieusement du porte à porte dans ces grands et vieux immeubles. Les habitants refusent de nous ouvrir, de sorte que nous faisons nos explications face à une porte close. Presque toujours la réponse est violente, injurieuse ! Certain(e)s ont le « courage » d’ouvrir la porte pour débiter leurs insultes en face de nous et claquer ensuite la porte violemment. !
  • Le dernier étage est celui des chambres de bonnes et là, l’accueil est sympathique ; nous pouvons entrer et discuter mais nous n’avons pas de signatures, car les « bonnes » ont peur que leur patronne sache qu’elles ont signé. Même phénomène pour un certain nombre de concierges. Les classes sociales sont donc bien une réalité incontestable ; et un demi-siècle après la séparation de l’Eglise et de l’Etat, le sujet de la laïcité est un marqueur des classes sociales dont nous ne soupçonnions pas la profondeur et la violence !

* Sophie : Alors, vous arrêtez ou vous continuez quand même ?

* Guy : Désemparés mais pas découragés, Pierre et moi décidons de continuer la recherche, non plus en tandem mais individuellement. Alors me voici donc seul devant une dame qui a ouvert la porte de son appartement. Elle écoute mon exposé et dit « Je pense que mon mari sera intéressé mais il finit une petite conférence ; alors, si vous voulez, vous pouvez l’attendre dans le couloir. » Surprise inespérée ! Je m’assois donc pour attendre dans le couloir et j’entends dans la pièce contiguë : « Mon Dieu, donnez-nous la force de convaincre nos futurs auditeurs… » L’insulte va, cette fois, être structurée !

  • La conférence se termine ; je développe mon argumentation et…le Monsieur dit : « Oui, donnez, je vais signer. » C’était un pasteur et les protestants soutenaient le CNAL (nous aurons, par la suite, la signature d’un autre pasteur).En bas de l’immeuble, Pierre, inquiet, se demandait ce qui m’était arrivé !
  • La pétition recueillera, au plan national, plus de dix millions huit cent mille signatures et l’action se terminera le 19 juin par un immense rassemblement (350 000 personnes) sur la pelouse de Reuilly à Vincennes, et un serment solennel.
  • Un certain nombre d’habitants de mon pays natal, la Creuse, membres du parti radical-socialiste, viendront. Le député de la circonscription creusoise était alors le baron Olivier Harty de Pierrebourg, radical-socialiste. Et devine ! Il votera les lois antilaïques de Debré. Mes compatriotes continueront à le soutenir. Pourquoi dis-tu ? Parce qu’il rend bien des services aux familles de ses soutiens. C’est malheureusement la réalité de la pratique radicale dans ces terres creusoises ou corréziennes et peut-être en d’autres lieux !

* Sophie : as-tu assumé des responsabilités sur le plan syndical ?

* Guy : Oui ! Il faut que je t’explique la complexité du syndicalisme enseignant !

  • En 1948, la guerre froide entre l’URSS et les Etats-Unis provoque dans le mouvement syndical la scission entre CGT et CGT-FO. La FEN (Fédération de l’Education Nationale) est alors créée, devient autonome et assume, grâce à son organisation en tendances, la diversité des sensibilités de gauche. Parmi les nombreux syndicats de cette Fédération, trois sont importants :
  • - le SNI (Syndicat National des Instituteurs) sera pendant des décennies contrôlé par le parti socialiste
  • - le SNESup (Syndicat de l’Enseignement Supérieur) jouera un rôle important en 1968
  • - le SNES (Syndicat National de l’Enseignement Secondaire) sera, lui, dirigé de fait par les communistes à travers la tendance Unité et Action.
  • C’est au SNES que je militerai depuis mes débuts de prof. en 1954 jusqu’en 1980, au niveau local et même au niveau national entre 1968 et 1972. En 1980 je passerai au SGEN-CFDT !

* Sophie : Le PSU a eu quelle position sur les appartenances de ses militants par rapport à ces problèmes ?

* Guy : En 1968 nous avons parlé des liens étroits avec la CFDT, dans les milieux ouvriers ; mais d’autres militantEs ont été membres de la CGT, voire de FO.

  • Dans la FEN, les tendances officiellement organisées sont :
  • - Unité et Action (à hégémonie PC au niveau de la direction),
  • - Indépendance et Démocratie (à dominante socialiste),
  • - FUO (Front Unique Ouvrier, tendance des trotskistes lambertistes, fortement implantés par ailleurs dans FO, et qui font moins de 1% à chaque élection présidentielle, avec des sigles sans cesse renouvelés)
  • - Ecole Emancipée (constituée de militants de la pédagogie Freinet, par ailleurs membres du PSU, de la LCR ou libertaires).
  • Pour sortir de la sclérose liée à ces luttes de clans figés et impulser une réflexion de fond sur l’Ecole, le PSU, en 1968, sous l’impulsion de Robert Chapuis, bras droit de Michel Rocard, impulse une cinquième structure Rénovation Syndicale.
  • J’ai régulièrement participé aux réunions hebdomadaires des animateurs de ce groupe : le philosophe Guy Coq, connu actuellement pour ses travaux sur la laïcité, l’ancien communiste « italien » Jean-Claude Guérin, Patrick Viveret. L’initiative correspondait à une véritable attente ; et je me suis retrouvé élu au parlement national du syndicat du SNES (le S4) où j’ai siégé 3 ou 4 années.

* Sophie : Tout cela est compliqué et un peu politicien ! Quel bilan peux-tu faire ? Et n’y a t-il pas des anecdotes amusantes,

* Guy : Rénovation Syndicale a publié régulièrement des petites brochures, organisé des stages en été ; elle a travaillé en étroite collaboration avec l’Ecole Emancipée et créé le GEDREM (Groupe d’Etude, de Défense et de Rénovation de l’Ecole Maternelle) dont les travaux ont été particulièrement progressistes ; il a sorti 34 numéros de la brochure « Petite enfance » entre septembre 1972 et novembre 1978.

  • Quelques anecdotes amusantes. J’ai entendu Jean-Jacques Marie, leader du FUO, défendre avec flamme la dissertation littéraire et aussi l’agrégation comme des conquêtes de la classe ouvrière ! Bizarre pour un « révolutionnaire ! » J’ai vu l’Ecole Emancipée prouver que la direction syndicale avait utilisé les étiquettes de son fichier pour envoyer des documents de propagande de Jacques Duclos, candidat PC à l’élection présidentielle de 1969.
  • Mais mon souvenir le plus marquant est lié à un débat que j’ai soulevé au S4 (l’instance nationale) à propos de la division en catégories. L’enseignement second* aire est fortement hiérarchisé, tant au niveau des salaires que pour le nombre d’heures de service hebdomadaire dues dans l’établissement : professeurs certifiés (18 h de service), agrégés (15 h), professeurs des classes préparatoires aux grandes écoles (entre 9 et 12 h). Ces divisions se prolongent parfois dans la vie quotidienne des salles des professeurs ou à la cantine, comme je te l’ai dit déjà.

* Sophie : Quel est ce nouveau débat ?

* Guy : Dans cette période, le gouvernement décide de créer une nouvelle catégorie, celle des professeurs de chaire supérieure pour les profs de classes préparatoires. Elle leur permettra d’accéder aux échelles lettres de la fonction publique comme les grands commis de l’état. Ils bénéficieront donc de salaires très importants. Cette création d’une nouvelle division me semble fort dangereuse pour l’unité du corps enseignant et je suis persuadé que la proposition de lutte contre ce projet que je fais lors d’une réunion de l’instance nationale du SNES fera l’unanimité.

  • Et … stupéfaction ! Cette idée est rejetée par mes camarades communistes qui osent dire : « C’est très bien cette augmentation de salaires ; peu à peu nous obtiendrons l’alignement pour tous les agrégés ! » Vous devinez que cela ne s’est pas produit et que le fossé avec les autres catégories ne s’est pas réduit. Le SNES voulait conserver cette « clientèle » bien qu’elle soit peu nombreuse en réalité à l’époque. Dans la réalité, ces enseignants sont très efficacement défendus par leurs associations catégorielles dont les divisions sont caricaturales.
  • La plus « noble » association est l’UPS (Union des Professeurs de Spéciales) réservée aux professeurs de mathématiques ou de physique. Comme elle n’a pas voulu accueillir les professeurs agrégés de mécanique-technologie, ceux-ci ont créé l’UPSTI (Union des Professeurs de Spéciales des Techniques de l’Ingénieur). Les professeurs de lettres en khâgne ont leur propre association ainsi que les professeurs de langues ! Restent syndiqués les enseignants de cette catégorie qui ont une forte conscience politique et un réel souci de solidarité.

* Sophie : Et, dans ton propre lycée ? Quel lien entre ton activité politique et ton activité syndicale ?

* Guy : Au lycée Chaptal, catalogué comme « lycée rouge » après 1968, j’ai été secrétaire de la section syndicale du SNES. Les réunions qui rassemblaient une bonne quarantaine de syndiquéEs étaient en général tendues entre militants du mouvement de mai 68 et les militants communistes. Ces derniers, minoritaires, demandaient souvent des votes dans une urne à bulletins secrets pour obtenir le soutien du « marais » et des syndiqués de droite. Cela n’a pas fonctionné jusqu’à l’épisode du conseil de discipline dans lequel j’ai été avocat des élèves maoïstes Le PC a pu alors persuader quelques collègues que mon action était plus politique que syndicale et nous avons perdu la majorité !

  • La lutte féroce entre communistes et socialistes pour la conquête de la direction de la FEN, ajoutée au corporatisme du SNES m’a conduit en 1980 à passer au SGEN-CFDT, plus faible mais plus progressiste sur les problèmes de fond et par ailleurs lié à une confédération ouvrière, autogestionnaire et, qui plus est, antinucléaire. La lutte entre socialistes et communistes pour le contrôle de la FEN conduira finalement à une scission en 1982.