* Sophie : Comment juges-tu le film de Rouaud sur « Les Lip, l’imagination au pouvoir » ?

* Guy : Après l’avoir vu, j’écrivais un bilan que je te résume : « Ce film est un roman policier, historique, philosophique, sociologique, politique ».

  • - Roman policier avec l’enchaînement de coups bas policiers et de ripostes audacieuses inventées dans la fièvre collective des Assemblées Générales. Roman policier avec le déménagement fébrile en pleine nuit du « trésor de guerre » et les courses poursuites entre la police et les militants LIP.
  • - Roman sociologique avec une trame de récits d’acteurs actrices de cette lutte d’une densité humaine exceptionnelle, d’un humour décapant qui déclenche régulièrement les rires de la salle, avec l’alternance des temps d’angoisse et des explosions de bonheur comme lors de la remise de la première paie après la décision « On produit, on vend, on se paie », en autogestion!
  • - Roman psychologique avec des personnalités fortes : Jean le passionné radical, « Jeannine avec sa gouaille, Roland, tout en saccades et en émotion, Raymond, synthétique et précis, Michel avec son humour, Fatima avec la justesse de ses synthèses, Charles avec son accent du Jura et sa voix posée », Claude Neuschwander le patron de gauche « avec une solennité toujours prête à se briser », qui se triture sans cesse les mains. Charles Piaget, leader incontesté, raconte qu’une fois il s’était mis en colère et avait boudé pendant 48 heures ; au retour il découvre que les commissions tournaient sans lui et qu’il n’était pas indispensable ; petit coup à son ego vite digéré ! Jeannine ou Fatima qui racontent avoir remplacé leur minijupe par un jean avant de subir l’envahissement de l’usine par les CRS !
  • - Roman historique avec l’irruption dans la gauche de couches chrétiennes, ici des ouvriers dont le dominicain Raguenès, l’un des plus radicaux ; avec même l’évêque de Besançon qui apporte son soutien aux LIP en chaire. Cette irruption jouera un rôle non négligeable dans la victoire de Mitterrand en 1981. Roman politique.
  • - Roman « philosophique, éthique » autour de la notion de « vol » à propos de la mise à l’abri du stock de montres, propriétés du patron ou des ouvriers qui les ont fabriquées ? Comme je te l’ai déjà dit !

* Sophie : Et sur le plan politique ? Que dit le film ?

* Guy * : Il est politique - avec les luttes autogestionnaires et le projet de société-autogestionnaire. – avec l’irruption des femmes et la rotation des tâches. C’est aussi à la suite d’un été entier passé à LIP que Benny Lévy, fondateur de la Gauche Prolétarienne GP avec Sartre, a décidé de la dissoudre, considérant que les vrais révolutionnaires étaient ces non-violents de LIP.Le film explique cela !

  • Cette organisation GP aurait fort bien pu glisser vers le terrorisme comme la bande à Baader en Allemagne ou les Brigades Rouges en Italie. Merci les Lip !
  • Mais j’ai une critique politique contre le film qui ne dit jamais que la grande majorité des leaders appartient au PSU et ne mentionne ce parti qu’à propos du patron Neuschwander!
  • J’ai oublié de te dire que j’ai participé à l’énorme manifestation de soutien aux Lip du 29 septembre 2013. 100 000 personnes ont défilé ce jour là entre Palente et Besançon sous une pluie torrentielle, mais avec un dynamisme réchauffant ! Ayant cours ce samedi-là, j’avais vu le proviseur en lui disant que j’irais à Besançon et qu’il pouvait signaler mon absence ! Il ne le fit pas ; il prenait un risque ; le car aurait pu avoir un accident ! Je me souviens des rues de Besançon, avec toutes les maisons fermées, quasiment barricadées, sans passants. Effets de la pluie ou plutôt peur de cette marée de gauchistes, héritiers de mai 68, avec leurs banderoles et leurs chants révolutionnarisme ! !

* Sophie : Que pensent le PC et le PS de Lip, de l’autogestion ?

* Guy : L’autogestion n’est pas du tout leur projet. Ils ont signé le programme commun de gouvernement le 23 juin 1972. Signatures de George Marchais pour le PCF, de François Mitterrand pour le PS et de Robert Fabre pour les radicaux de gauche. C’est un moment historique pour la gauche et même pour la France car, grâce à cette coalition, Mitterrand deviendra président de la République en 1981.

  • Mitterrand commence à peine son ascension ; il n’est premier secrétaire que depuis un an et le PS est encore très affaibli. Le PC est incontestablement la force dominante de la gauche par ses puissants réseaux militants, ses liens étroits avec la grande centrale ouvrière qu’est la CGT mais même électoralement ( Jacques Duclos a obtenu 21,27 % des voix, 4 ans plus tôt, à l’élection présidentielle, contre 5,01 % au PS Gaston Defferre).
  • Il pourrait préférer l’alliance avec le PSU à l’alliance avec le PS et d’ailleurs 3 grandes villes au moins : Le Havre, Nîmes et Reims sont gérées par cette alliance avec 3 maires communistes. Les historiens diront peut-être un jour les motivations de la direction du PC ? En effet le PSU est une organisation plus forte que le PS sur le plan militant ; il a des liens très étroits avec la CFDT et une base ouvrière dont Lip révélera l’imagination et l’efficacité. Mais le PC garde un très mauvais souvenir de mai 68, se méfie du PSU qu’il classe dans le camp des gauchistes irresponsables. L’autogestion n’est pas dans sa culture. Le PC pense que sa force lui permettra de « plumer la volaille socialiste » : sans doute la pense-t-elle moins dangereuse pour lui que le PSU, la CFDT et leur autogestion !

* Sophie : Que pense le PSU du programme commun ?

* Guy : Le PSU n’a pas été associé aux négociations. Il fait une critique rigoureuse, sérieuse et sans sectarisme du programme commun dans le « PSU-documentation » d’octobre 1972. Ce texte mériterait de longues citations. Le programme commun ne contient pas « une thèse positive sur la société à construire » car PC et PS n’ont pas « une visée commune ». « L’Etat occupe à l’évidence une place centrale dans le programme commun. Il est l’instrument décisif, voire exclusif de la transition…Les travailleurs ne sont jamais considérés collectivement comme les acteurs décisifs de la transition.. Il appelle les citoyens les gouvernés, les administrés ! » (La CFDT fera d’ailleurs une critique du programme commun proche de celle du PSU).

* Sophie : Alors, c’est la confrontation politique entre autogestion et programme commun ?

* Guy : Oui, tu devines bien ! Le manifeste du congrès PSU de Toulouse de décembre 1972 : « Contrôler aujourd'hui pour décider demain » sera un vrai succès et sera très diffusé (en 50 000 exemplaires). La lutte emblématique des Lip sera éminemment populaire et inquiétera le pouvoir giscardien. Et pourtant la bataille politique du programme commun qui marginalise le PSU est sans doute une raison importante de sa lente décroissance ultérieure.

  • Lors de discussions pendant des diffusions combien de fois ne nous a t-on pas dit : « Lip c’est extraordinaire, je suis d’accord avec vos propositions, mais je voterai pour le candidat susceptible d’être élu, PC ou PS ! » Dans les manifestations communes le slogan « Union, action, programme commun » écrasait tous les autres. . L’exigence d’union et l’espoir de victoire sont souvent plus forts que tout et même que les programmes développés, que les perspectives à court ou long terme. L’union avant les idées ! Le PSU devenait un laboratoire d’idées fort sympathique mais marginal et ce fut longtemps le cas des écologistes.
  • L’histoire a donné raison aux Cassandres PSU ! Le PSU devra renoncer à devenir un élément essentiel de la gauche et s’inscrire dans de nouveaux rapports de forces : alliances diverses : Front autogestionnaire, Arc-en-ciel, Comités Juquin, etc. sans parler de la participation à un gouvernement (Huguette Bouchardeau ministre de l’environnement dans le gouvernement Laurent Fabius, avec un directeur de cabinet longtemps membre de notre section du 20e arrondissement Michel Mousel et un autre membre de celle-ci, Xavier Bolze, chargé des relations du cabinet avec le parlement). Nous en reparlerons.

* Sophie : Et l’extrême- gauche dans cette période ? Indifférente à ce débat ? Absente ? Méprisante ?

* Guy : Non. C’est la grande période de la GP, Gauche Prolétarienne, mouvement maoïste, mais spontanéiste (spontex, disait-on à l’époque) par opposition aux partis maoïstes « marxistes-léninistes » purs et durs. Fondée en 1968 par Benny Lévy elle se dit continuatrice du Mouvement du 22 mars, donc à la fois libertaire et léniniste, ouvriériste. Elle a un journal fort diffusé « La Cause du peuple » qui donnera naissance au journal Libération, avec Serge July. Elle fascine un bon nombre de grands intellectuels dont Jean-Paul Sartre et Foucault qui empêcheront, je pense, le basculement vers l’assassinat de grands capitalistes.

  • Le 25 février 1972, le militant de la GP, Pierre Overney, est assassiné par un vigile devant les grilles de l’usine Renault. Assassinat qui soulève une large indignation, sauf pour le PCF. J’ai vécu l’incroyable enterrement : 300 000 personnes qui défilent avec le cercueil sur 7 km, dans les rues de Paris vers le Père Lachaise, chantent l’Internationale, la Jeune garde et autres classiques révolutionnaires, courent souvent, scandent des slogans passionnés. Nous passons devant le siège du journal l’Huma, en provocation !
  • C’est aussi la grande période du Secours Rouge, fondé par Sartre qui vise à concurrencer le Secours Populaire du PCF. Notre amie Sophie Bickel demandait, à chaque réunion plénière du PSU 20e, de faire « un point sur le Secours rouge »

* Sophie : Reparlons du Manifeste du congrès de Toulouse : « Contrôler aujourd’hui pour décider demain », manifeste de l’autogestion ?

* Guy : En relisant, je découvre qu’il contient les bases théoriques de l’écologie politique, 12 ans avant la création des Verts, dans le chapitre intitulé : « Produire, pourquoi ? » Je te cite : « L’orientation systématique de la production vers les objets les plus porteurs de profit plutôt que vers les besoins réels de la collectivité, le gaspillage, le prélèvement sans mesure des ressources naturelles limitées, la destruction de l’environnement, la pollution, la laideur du cadre de vie, tout cela témoigne d’une économie folle ».

  • « La croissance capitaliste repose sur la non-concordance entre production et consommation…entre loisir et travail, vie sociale et logement »… « Il faut s’attaquer en même temps aux habitudes, aux comportements, qui manifestent la primauté de l’argent et des valeurs marchandes sur l’intégralité de la vie sociale ».
  • Tu vois la qualité de ces textes qui, évidemment, portent beaucoup sur l’autogestion. « Elle exprime à la fois un refus et un projet : le refus de la toute puissance d’un Etat. Mais aussi un projet, celui d’une société où les hommes sont capables de prendre en mains leurs propres affaires, de prendre eux-mêmes les décisions qui concernent leur travail, leur cadre de vie, leur formation,, leurs relations et toute leur vie quotidienne » conclura Rocard !