1956-2006 : 50 années de vécu militant à plusieurs étages
Des polémiques d’hier à celles d’aujourd’hui.
Du vécu local aux événements historiques.
Des personnages modestes aux personnalités célèbres.
Aventures, affiches de mai 68, fêtes, commissariats, portraits, poésie, politique en sarabande


divers
Trente quatrième texte : Mitterrand et les anciens PSU retrouvés

* Sophie : Concernant l’enseignement, donc ta propre profession, quel bilan fais-tu des deux mandats de Mitterrand ?

* Guy : L’essentiel concerne la période où Alain Savary, l’un des fondateurs emblématiques du PSU, fut ministre de l’Education nationale. Pour moi, avec mes 36 années de service, c’est le meilleur des ministres que j’ai connus ! .

  • Une petite présentation de ce grand bonhomme, si tu veux bien.
  • Il est né en avril 1918, à Alger. Résistant dès juin 1940, comme fort peu de Français, il « libère» avec d’autres Saint Pierre et Miquelon dont il devient gouverneur de fin 1941 à janvier 1943. Ensuite il fait, comme commandant d’escadron, la campagne d’Italie, celle de Provence et la jonction avec le 2e DB du général Leclerc. Nommé Compagnon de la Libération il devient commissaire de la République à Angers.
  • Puis commence sa vie politique dans la SFIO, ancêtre du PS.. Conscient de « l’absurdité et de l’injustice des guerres coloniales » il y mène avec une persévérance inlassable les efforts pour que s’engage un dialogue avec les adversaires indochinois. Scandalisé par la politique de Guy Mollet, il quitte ce parti et fonde avec ses amis le PSA puis le PSU, où il représentera l’aile sociale-démocrate. Je t’ai raconté son rôle dans l’organisation de la manifestation clandestine de la place Clichy, après le massacre de militants algériens, à partir de la pratique de la Résistance. Il quittera le PSU car il a été abandonné par plusieurs de ses amis dont Rocard et Depreux pour fonder un club avant de retrouver le parti socialiste, NPS (nouveau parti socialiste) dont il devient Premier secrétaire en 1969 à Issy les Moulineaux, avant d’être battu par Mitterrand en juin 1971 à Epinay sur Seine.
  • Il est député de Haute Garonne de1973 à 1981 et président du conseil régional Midi-Pyrénées. Il est battu par Baudis pour la mairie de Toulouse. Il est ministre de l’Education de mai 1981 à juillet 1984.

* Sophie : Alors, quel bilan fais-tu de ce travail ministériel ?

* Guy : Dès son arrivée, il crée les ZEP (Zones d’Education Prioritaire) qui donnent des moyens supplémentaires pour les quartiers défavorisés. En 1982 il organise l’enseignement des langues et cultures régionales de l’école maternelle à l’université. Mesures sur lesquelles le PSU se battait.

  • Ce qui m’a le plus marqué et le plus concerné c’est la réforme des collèges qu’il proposa, en décembre 1983, alors que j’étais prof au lycée Chaptal de Paris. Le rapport Legrand « pour une réforme du collège unique et pour un collège démocratique » prévoyait :
  • 1 --une adaptation progressive à la diversité des publics et des situations locales, avec une certaine autonomie de pouvoirs et de responsabilités pour les établissements, sur la base du volontariat de ceux-ci, *
  • 2– la mise en place de groupes de travail comportant des élèves de même niveau à côté d’autres groupes d’élèves de niveaux hétérogènes, dans les classes de 6e et de 5e,
  • 3– le travail en équipes pédagogiques et pluridisciplinaires
  • 4 - la mise en place du tutorat pour aider les élèves dans leur travail et leur vie scolaire,
  • 5– la redéfinition du service des enseignants avec 16 h d’enseignement, 3 h de concertation en équipes pédagogiques, 3 h de tutorat (aussi bien pour les certifiés que pour les agrégés).
  • Dans un premier temps les syndicats sont tentés par l’expérience ; mais très vite une colère, venue de je ne sais où, soulève une bonne partie du corps professoral. Les syndicats, à l’exception du SGEN-CFDT, collent à leur base, renonçant à toute démarche pédagogiquement constructive. Je suis alors sidéré par le changement d’attitude de mes collègues qui savent que je suis favorable à la réforme. Honnêtement, j’ai des rapports très cordiaux, voire amicaux avec la quasi-totalité d’entre eux. Or, quand j’arrive dans notre salle de travail, les conversations sur le rapport Legrand s’arrêtent brusquement ; refus de tout dialogue !
  • Un jour, je comprends enfin l’origine de la colère contre le ministre Savary, car une enseignante nouvelle qui ne me connaît pas encore parle : « J’ai passé l’agrégation pour enseigner les lettres, pas pour devenir assistance sociale ! On va bientôt nous obliger à rester toute la journée au lycée comme en Angleterre ou en Allemagne. Nous n’avons pas de bureau personnel pour accueillir les élèves en difficulté ».
  • Donc les raisons profondes de l’hostilité au rapport Legrand semblent, en fait, pouvoir se résumer à :
  • Impression de perdre sa qualité d’intellectuel, d’être dévalorisé.
  • Peur de perdre la liberté de travailler chez soi, en dehors des 15 ou 18 h de service hebdomadaire face aux élèves.
  • Refus plus ou moins conscient du travail en équipe, de voir des collègues intervenir dans le travail autonome de chacun, et le juger peut-être.
  • Refus de voir codifié par un règlement ce que l’on fait, comme on veut et quand on veut. Pourtant beaucoup des professeurs de Chaptal faisaient vraiment du tutorat avec les élèves en difficulté et avec les parents.
  • Savary cédera sur la redéfinition du service des enseignants et sur le choix du tuteur par les élèves eux-mêmes. Les enseignants volontaires ne seront pas légion. Je pense que cette réforme aurait pu éviter la dégradation du travail dans bien des collèges.

* Sophie : Pourquoi Savary est-il parti ?

* Guy : Savary avait été chargé par Mitterrand de mettre fin à la distinction entre l’école privée (dite « école libre ») et l’école publique, donc de créer un service unique de l’enseignement. Il trouve un compromis avec les représentants des chrétiens. Mais le texte, radicalisé par les députés laïcs, lors du débat à l’Assemblée nationale, provoque la rupture et, en juin 1984, une manifestation rassemble un million de personnes pour défendre l’école privée. Mitterrand doit reculer et remplace Savary par Chevènement qui fera de bien plus fortes concessions à l’école privée qui non seulement continuera à exister mais même à se développer, en particulier là où les classes ne sont plus guère « gauloises » !!

  • Occasion historique ratée, qui rentre dans la difficulté de la réforme en France. Dans ce cas, les laïcs radicaux n’ont pas gagné, et ont même obtenu un certain recul.
  • Ce sont Rocard et Robert Chapuis qui, en 1968, avaient impulsé la création de Rénovation syndicale, nouvelle tendance de la FEN, donc du SNES pour le secondaire, tendance qui voulait sortir des luttes sclérosées entre les 4 tendances traditionnelles et figées, politiciennes par ailleurs entre PS et PC, et aussi entre 3 groupes trotskistes. La période nous était favorable ; Nous fîmes de bons résultats et je fus pendant trois années élu aux parlements académique et national du SNES. Je t’ai déjà raconté. Les positions corporatistes et conservatrices, comme sur le rapport Legrand ont conduit bon nombre des militants de Rénovation à rejoindre le SGEN- CFDT qui avait l’atout d’être intégré à une centrale ouvrière. Ce fut le cas des militants PSU de Chaptal.
  • Je prendrai ma retraite de professeur en 1990, triste de voir un corps professoral moins syndiqué, moins politisé, moins à gauche. Mai 68 était bien oublié !

* Sophie : Rocard a t-il pu changer le parti socialiste, comme il l’espérait ?

* Guy : Je suis certain que la réponse est non ! Je t’ai raconté les affrontements entre lui et Mitterrand sur le fonds et sur des coups fourrés du président (Bernard Tapie opposé à Rocard à une élection européenne). Il a nommé Rocard Premier ministre parce que celui-ci était trop populaire ; il ne pouvait guère faire autrement en 1988 et il espérait que les difficultés de la tâche déstabiliserait cette popularité. L'impopularité n'arriva pas et il fallut licencier Rocard sans grande raison !

  • Michel Rocard n’a pas voulu (ou pas su) organiser l’ensemble des militants syndicaux (CFDT), associatifs et politiques (ex-PSU) qui étaient entrés en même temps au PS, dans l’opération « Assises du socialisme ». Il lui a manqué la roue Heurgon de son tandem des années 60 ! Il pensait que tout naturellement il deviendrait l’héritier de Mitterrand, donc il fallait jouer la fidélité, la convivialité. Erreur d’analyse. Mitterrand n’oublia jamais ses désaccords avec le PSU, ses rivalités avec Savary ou Rocard. Leurs cultures intellectuelle et politique n’étaient pas les mêmes, leur éthique non plus !
  • La question de savoir si Rocard a changé le PS est posée, et si oui, en quoi ?
  • La réponse de Bernard Ravenel est qu’il a fait évoluer le PS vers le féminisme, avec deux femmes : Colette Audry et Yvette Roudy. Mais Mitterrand a toujours systématiquement stoppé toute progression vers le socialisme autogestionnaire, en théorie, comme en pratique.
  • Pour aider Bernard Ravenel à écrire son livre : « Quand la gauche se réinventait. Le PSU, histoire d’un parti visionnaire, 1960-1989 », nous sommes allés, Bernard, 3 ou 4 camarades et moi, interviewer Rocard dans son bureau du Bd Saint Germain. Quatre réunions de deux heures où Michel était fort détendu, heureux de parler de l’histoire du PSU qui lui laissait de bons souvenirs. Il critiquait fort le PS où il n’y avait pas de débats intellectuels et politiques de qualité, comme au PSU..
  • Il a longuement parlé du débat sur l’insoumission pendant la guerre d’Algérie qui le conduisit à l’alliance avec Marc Heurgon. Il insista sur le fait que certains éléments du PSU avaient senti venir mai 68 dès le début de l’année 1968 : la commission nationale Entreprises et aussi celle qui devait devenir sa seconde femme, la sociologue Michèle Legendre à travers la séquestration d’un patron dans le sud de la France et l’entrée dans les luttes des cols blancs aux côtés des cols bleus avec une autonomie et une radicalité autonome par rapports aux syndicats.

* Sophie : Et par rapport à d’autres ministres passés par le filtre PSU ?

* Guy : La mitterrandie n’a pas été correcte avec Pierre Bérégovoy qui l’a servie fidèlement. Il avait été ajusteur-fraiseur avant de gravir l’échelle sociale grâce au syndicalisme et à la politique, jusqu’à devenir ministre des Finances puis Premier ministre d’avril 1992 à mars 1993. Il n’était pas du même monde, de la même classe sociale, peut-on dire ; son seul diplôme était le Certificat d’Etudes Primaires. Il n’était pas invité chez les « barons ». Pour se placer sur la même planète, il a acheté un appartement dans le 16e arrondissement, en empruntant. Les conditions favorables de cet emprunt ont provoqué une campagne odieuse sur son honnêteté. "On a livré aux chiens l’honneur d’un homme" dira Mitterrand. Peu soutenu par le PS, il a fini par se suicider le premier mai 1993!

Tout ouvrier qu'il était, il a bien servi le libéralisme! _

divers
Trente deuxième texte : Mitterrand président

* Sophie : Comment as-tu vécu le septennat de Valéry Giscard d’Estaing ?

* Guy : Le début m’a surpris par ses visites dans des prisons, sa façon de s’inviter chez des gens modestes. Il veut montrer un nouveau visage du président, plus jeune, plus libéral sur le plan sociétal. Il abaisse à 18 ans l’âge du droit de vote.. La loi Simone Veil sur la dépénalisation de l’avortement, dès janvier 1975, est un signe fort de cette volonté. Le PSU s’était beaucoup battu pour la légalisation de l’avortement. Huguette Bouchardeau, secrétaire nationale, avait été en première ligne de la grande Marche des femmes. Notre section 20e avait édité une brochure avec un groupe santé.

  • Mais le septennat se termine mal. Les « trente glorieuses » sont sur le point de s’achever. Une politique de rigueur est menée par Raymond Barre. Les réformes sociétales s’arrêtent en 1976. De plus la rupture est consommée avec le RPR et Jaques Chirac, qui sera candidat contre lui lors de la présidentielle !
  • Puis un certain nombre d’affaires assombrissent le ciel. C’est le « suicide « bizarre » du ministre Robert Boulin dans les 50 cm d’eau d’un étang, en octobre 1979, puis l’assassinat du ministre Joseph Fontanet, non élucidé, en février 1980, enfin l’attentat de la rue Copernic qui fait 4 morts en octobre 1980 ; et surtout l’affaire de la plaquette de diamants offerts à Giscard par son ami Bokassa de Bangui, chassé du pouvoir centrafricain par les parachutistes français. On apprend que Giscard a fait beaucoup de chasses aux grands fauves dans les pays africains amis. L’affaire des diamants pèsera lourd contre Giscard.
  • Le PSU a été particulièrement actif lors de ce septennat : sur les problèmes de la sidérurgie, pour l’égalité des droits entre Français et immigrés et contre le nucléaire
  • C’est la première fois qu’une petite commune obtient l’annulation du projet de construction de centrale nucléaire sur son territoire. C’est arrivé à Plogoff, à la pointe du Raz en Bretagne. En septembre 1978, le conseil général vote le principe de cette construction. Les partis de droite et ceux de gauche sont pour. Seuls le PSU et l’Ube (union démocratique bretonne) se battent contre. Radio Plogoff est créée par eux. Des manifestations d’opposants sont très brutalement réprimées par 7 escadrons de gendarmerie et les CRS. On enverra même des blindés à Plogoff. Le drame de Creys Malville avait eu lieu en juillet 1977 avec la mort du non violent Vital Michalon, poumons éclatés par une grenade offensive tiré de près. Ce sera Mitterrand qui, après son élection, arrêtera Plogoff et le Superphénix de Malville.
  • Lors d’une fête du PSU à la Courneuve, notre section PSU avait emmené sur place son matériel de sérigraphie et, avec des personnes plus professionnelles que nous, nous avons fait là-bas un tirage d’une très belle affiche, représentant un clown qui jongle avec un atome. Avec le titre : « Société nucléaire, société militaire ». Le tirage en 4 ou 5 couleurs exigeait deux tirages pour la même affiche et un réglage minutieux du papier sur l’instrument. J’en garde une encadrée dans mon salon. Je ne la regarde plus assez souvent§

* Sophie : La campane de la présidentielle a dû être fort animée et complexe ?

* Guy : C’est sans doute la campagne la plus violente, la plus complexes que j’ai vécue. D’abord, dès octobre1980, la candidature de l’humoriste Coluche a secoué le monde politique et passionné les médias. Sa candidature a été soutenue par Charlie Hebdo, 5 intellectuels très connus, Nicoud du Cidunati des commerçants. Les sondages lui ont attribué de 12 à 16% d’intentions de vote en décembre 80, de quoi inquiéter les professionnels de la politique. Il a reçu des menaces de mort, n’a pas obtenu ses 500 parrainages de maires et a dû renoncer. Il avait fini par se prendre au sérieux.

  • Un autre préalable à la campagne fut intéressant : l’opposition entre Michel Rocard et Mitterrand, commencée au congrès de Metz. Début 1980, on présente Rocard comme un meilleur candidat que Mitterrand ; il est plus populaire. Il se veut le symbole de la modernité contre l’archaïsme ( il a 14 as de moins) – de la décentralisation contre la bureaucratie étatique, du « parler vrai ». Le 19 octobre 1980, il fait une * médiocre déclaration de candidature dans sa mairie de Conflans Sainte Honorine. Et…le 8 novembre Mitterrand annonce la sienne qui oblige Rocard à se retirer.
  • A gauche, la non-révision du Programme commun a justifié la rupture entre le PS et le PC. Ce dernier aura un candidat contre Français Mitterrand. Ce sera Georges Marchais qui attaquera violemment le PS. Lutte Ouvrière présentera Arlette Laguillet. Notre PSU présentera sa secrétaire nationale Huguette Bouchardeau (je ne me souviens plus du passage de relais entre Mousel et Bouchardeau, ce qui veut dire que cela s’est fait en douceur ; je ne connaissais pas la « provinciale » Huguette, militante active à Saint Etienne !)
  • La droite est tout autant divisée que la gauche, avec quatre candidatEs, comme tu vas voir dans les résultats.
  • Résultats de la présidentielle des 26 avril et 10 mai :
  • Valéry Giscard D’Estaing : 28,31 % puis, au second tour : 48,24 %
  • François Mitterrand : 25,85% puis, au second tour : 51,78%
  • Jacques Chirac (RPR) : 18,00 – Georges Marchais (PCF) : 15,35 – Brice Lalonde (écolo) : 3,88 – Arlette Laguiller (LO) : 2,30 – Michel Crépeau (MRG) : 2,21 – Michel Debré (gaulliste): 1,66 – Marie-France Garaud (droite gaulliste dure): 1,33 – Huguette Bouchardeau (PSU) 1,19
  • La candidature de Huguette Bouchardeau avait été bien accueillie et sa campagne également car elle avait donné la parole à des acteurs nouveaux comme les handicapés ou les homosexuels. Mais, au dernier moment le PS sortit l’arme mortelle du « vote utile ». Il ne fallait pas risquer que Mitterrand n’arrive que troisième derrière Giscard et Chirac. La droite avait pourtant au total 4 candidatEs, avec Debrè et Garaud. Le Pen pour le FN n’avait pas eu ses 500 parrainages, ni Krivine.
  • On a su après coup qu’au second tour des cadres communistes n’avaient pas voté Mitterrand et que, de même, des amis de Chirac n’avaient pas voté Giscard. Une personne que je connais bien, cultivée, intéressée par la vie politique me dit avoir hésité entre Bouchardeau et Garaud, malgré le fossé entre les deux positionnements. Pourquoi, demanderas-tu ? Car les deux paraissaient les seules profondément sincères, passionnées !

* Sophie : Au milieu de ces bouleversements politique, comment se passe la vie quotidienne, en particulier dans ton lycée qui ne doit plus être un « lycée rouge » ?

* Guy : Non ; je te raconterai l’hostilité de mes collègues à la réforme des collèges proposée par le grand ministre socialiste de l’Education nationale, Alain Savary, sur le « tutorat ». Attitude corporatiste, pour ne pas dire conservatrice ! Je vais peut-être te parler des souvenirs qui restent dans ma mémoire, car je les ai trouvés marquants.

  • J’ai eu un élève exceptionnel. Il était au fond de la classe, ne prenait pas de notes et donnait l’impression de rêver. J’ai assez vite compris qu’il comprenait dix fois plus vite que ses copains. En l’interrogeant dans ces séances appelées Kholles j’ai vu qu’il assimilait les choses les plus délicates sans avoir besoin de notes détaillées.
  • Dans les classes préparatoires, chaque élève a droit chaque semaine à une interrogation sur le programme mathématique de la semaine précédente et alternativement sur celui de physique ou de Français. Cela fonctionne par groupe de trois et par séances d’une heure. En mathématiques, le professeur interroge souvent les trois élèves en même temps : 2 sur une moitié du grand tableau et le troisième sur papier, avant de passer au tableau si nécessaire. Ils cherchent des exercices d’application du cours traité, souvent donnés à l’oral des concours ; donc chacun est sondé pendant une heure. Le prof. va de l’un à l’autre et est fort bien payé, en heures supplémentaires. Ce fut très longtemps la grande supériorité des classes prépas sur les universités qui commencent à copier.
  • Pour t’expliquer l’intelligence du bonhomme, je vais te dire qu’un jour il m’a mis en difficulté sur le plan théorique. Il lève gentiment la main ; je lui donne la parole « Monsieur, n’y a t-il pas là une contradiction avec tel principe de base qu’il énonce? » Je pige tout de suite qu’il a raison. Les autres élèves ne comprennent rien ! Mais je n’ai pas la réponse théorique qui est plus une question de logique fondamentale que de mathématiques pures. Je dois déclarer que je ne sais pas lui répondre et que je le ferai à un cours suivant. Cela m’obligera à approfondir et à compléter mon cours. Je ne perdrai pas mon prestige pour la classe, je crois!
  • Il ne faisait rien pour montrer ses supériorités et était un camarade modeste. Il a été bien évidemment reçu aux Arts et Métiers ; il l’aurait été à Polytechnique. Il est allé ensuite dans une grande université américaine. J’aimerais savoir ce qu’il est devenu.
  • Je vais te parler, à l’opposé, d’un élève qui m’a posé problème et qui en a posé à la société. Il était noble ; son père était un dirigeant de Saint Gobain ou d’une entreprise aussi connue. Il participait peu en classe. Un jour, en kholle, il sèche sur l’exercice que je lui ai donné ; pour une fois, je ne me souviens plus de la solution de cet exercice que j’ai souvent donné ! A la sortie il me déclare : « Monsieur, vous êtes payé pour ce travail ! ». Je ne peux que lui dire Oui ! Peu de temps après, devant la classe, ilme fait une réflexion aussi désagréable. Je lui dis « sortez » et il ne sort pas. Mais il ne revient pas à mon cours de l’après-midi.
  • Le lendemain, à la sortie du réfectoire, mon collège physicien et moi l’invitons à prendre un café avec nous. Il se livre et déclare qu’il aurait voulu être ébéniste, que c’est son père qui a voulu qu’il soit ingénieur comme lui et qu’il veut abandonner. Nous le persuadons de finir l’année. Il devient d’une gentillesse incroyable pendant mes cours. J’avais dialogué avec lui, comme ne le faisait pas son père ! Et il tombe amoureux d’une autre de mes élèves. Ils sont reçus tous les deux aux Arts et Métiers, mais envoyés dans deux villes différentes et n’arrivent pas à se retrouver ensemble. Je saurai que celui que j’appellerai André a voulu inviter sa copine Monique chez ses parents et qu’ils ont refusé car elle était fille de boucher ! Tu vois, les classes sociales, ça existe vraiment !
  • Puis se noue le drame. Monique se trouve un autre copain. Et André, un week-end, vient à Paris prendre le fusil avec lequel son père chasse le sanglier et il va tuer son rival. Il dépose un bouquet de roses sur le cadavre. J’apprends ce drame par le JDD, grâce à Agnès. Quelque temps après, un gendarme chargé de l’enquête vient me rencontrer pour compléter son dossier. Je lui raconte l’incident dont je t’ai parlé et parle de la responsabilité du père. Et il me déclare que la mère est sans doute encore plus responsable du comportement d’André que le père. J’ai senti que le gendarme cherchait quelques excuses à André Je pense que celui-ci a été lourdement condamné et que sa vie a été fort compromise, car il y avait préméditation. J’ai revu Monique que j’ai trouvée bizarrement peu marquée par ce drame.