Vingt cinquième texte : le bonheur du militant
:: Par Guy Philippon, vendredi 14 octobre 2016 ::
*Sophie : Laurent Joffrin disait que la décennie 70-80 fut ultra politique et tu semblais d’accord
* Guy : Oui. La France cherche sa voie. Nous y reviendrons. Je souhaite te raconter d’abord la meilleure période de ma vie militante avec ses diverses aventures, liées à la lutte des Lip. !
- LIP 1973 est le modèle d’une synthèse réussie entre lutte syndicale et lutte politique, entre défense d’une entreprise menacée de liquidation et projet de société autogestionnaire, entre influence de leaders reconnus et adhésion consciente de toute une collectivité, entre tradition et imagination.
- LIP était une marque de montres mondialement connue qui dominait le marché horloger français et travaillait accessoirement pour l’armée française en fabriquant des têtes de fusées. Son patron Fred Lip n’était pas un patron « voyou » mais un humaniste et un paternaliste, mais assez nul quant à la gestion économique et à la projection dans l’avenir. Il ratait le virage de la montre à quartz.
- L’usine de Palente à côté de Besançon allait fermer ; les luttes syndicales classiques avaient échoué. Les Lip décident le 12 juin de se constituer un trésor de guerre en saisissant le stock de montres. Il est planqué dans plusieurs lieux dont un couvent ou un lieu catholique de ce type. En effet les 7 ou 8 leaders de la lutte (Piaget, Vittot, Burgy, etc.) étaient tous membres à la fois du PSU et de la CFDT, de la mouvance chrétienne ACO, JOC, prêtres ouvriers ; (mouvance qui, avec 2000 ou 3000 membres, constituait la base ouvrière du PSU qui avait joué un rôle déterminant dans les luttes ouvrières de mai 68.
* Sophie : Le vol du trésor ne pose pas de problèmes à ces chrétiens ?
* Guy : Si, évidemment ! « Vol » ou « mise à l’abri du stock de montres » ? Sont-elles la propriété du patron ou celle des ouvriers qui les ont fabriquées ? Il a fallu que le Dominicain Raguenès se fâche et dise « je ne vais quand même pas être obligé de vous donner l’absolution ! »
- Il y eut aussi un énorme débat éthique et politique sur la hiérarchie des salaires : dans la paie « autogestionnaire » assurée par les ouvriers eux-mêmes, devait-on distribuer la même somme à toutes et tous, ouvriers ou cadres ? Plusieurs cadres étaient endettés, avaient des charges de famille ; l’égalitarisme risquait de casser la large unité du mouvement. On adopta un compromis.
- Je te rappelle que, dans cette période, la CFDT autogestionnaire préconisait des augmentations de salaires uniformes, c’est à dire la même somme pour ouvriers et cadres, tandis que la CGT exigeait des augmentations proportionnelles aux salaires.
* Sophie : Et que se passe t-il ?
* Guy : L’usine est remise en route en autogestion et expérimente toute une série de problèmes fondamentaux comme ceux de la hiérarchie, de l’échelle des salaires ; de la rotation des tâches, du « produire pourquoi », des rapports femmes-hommes, des relations comité d’action syndicats, c’est à dire des non-syndiqués et des syndiqués. Le « on produit, on vend, on se paie » devient connu de la France entière, de même que l’énorme banderole « C’EST POSSIBLE » dressée devant l’usine.
- « Il éclatait comme le cri de joie incrédule que l’on pousse lorsqu’on a réussi l’impossible, l’improbable » écrit Rocard dans la longue postface au livre LIP de Charles Piaget. Il y analyse remarquablement cette lutte. D’ailleurs le siège national du PSU sera la plaque tournante de l’organisation des ventes de montres LIP nécessaire pour assurer la survie des travailleurs ; ce recel et ces ventes illégales ont été assumées par le PSU et la CFDT, beaucoup de comités d’entreprises et notre Teinturerie (désobéissances civiques ?).
- La lutte des LIP inspira celle des PIL, les femmes de Cerizay dans les Deux Sèvres qui fabriquaient des chemisiers. Lip a survécu plusieurs années avec un nouveau patron puis en coopérative. Il reste un symbole de la revendication autogestionnaire.
* Sophie : Votre section du PSU a fait quoi pour les Lip ?
* Guy : Notre groupe PSU 20ème a produit et collé plusieurs affiches de soutien. Mais mon meilleur souvenir est celui de l’aventure des ballons ! Nous décidons une opération médiatique de soutien aux LIP, à laquelle se joignent ceux du 5ème. Nous voulons déployer une banderole devant le lieu central qu’est l’Hôtel de Ville de Paris, assez haut pour que l’échelle des pompiers devienne indispensable à sa récupération. Il est envisagé d’accrocher la banderole par des nœuds coulants en haut des immenses réverbères de la place de l’Hôtel de Ville (à plus de 20 m).Ainsi elle restera visible assez longtemps. Comment faire ?
- Une banderole légère en gaze sera hissée par un bouquet de ballons gonflés à l’hélium. J’achète une lourde bombonne d’hélium, la banderole, les ballons. Pour prévoir le nombre de ballons nécessaires à l’envol de notre message « LIP VIVRA» envoyé au gouvernement Messmer il faut faire des essais. Essais donc dans ma cage d’escalier au 11e étage. Des ballons éclatent, d’autres restent flasques. Nous nous amusons bien avant de trouver la quantité de ballons adéquate.
* Sophie : Et, ça marche, comme vous voulez ?
* Guy : La date et l’heure sont fixés. Les « commandos » s’organisent en 3 ou 4 voitures dont la 2 chevaux d’Agnès ! Les 30 ou 40 ballons gonflés sont empilés dans les voitures avec les militantEs et quelques-uns uns éclatent. Rendez vous réussi. Nous courons vers la place avec tout l’attirail. Angoissés par la présence du commissariat de police tout proche. Les équipes arrivent ensemble, fébriles, au pied des réverbères ; elles commencent l’installation, la banderole commence à monter.
- Et… catastrophe. Un fort vent horizontal pousse les ballons vers la Seine. Le scientifique que je suis n’avait pas prévu de venir observer sur place et constater le rôle de certaines forces de la nature contrariant la force ascensionnelle. Nous nous affolons et décision peut-être trop rapide est prise de couper les amarres. La banderole LIP s’envole au paradis des rêves autogestionnaires et de l’utopie.
- Obstinés, nous ne décourageons pas. Nous tirons la leçon et décidons une nouvelle opération dans l’immense salle des pas perdus de la gare Saint Lazare où ne souffleront pas de vents mauvais. Vite décidé, vite fait et… nouvel échec car les fils des ballons s’emmêlent dans les traverses métalliques du toit.
- Bilan : nous avons les souvenirs joyeux d’une bande de copains.
* Sophie : Vous n’avez plus d’idée originale ?
* Guy : Si, et nous sommes encore surpris ! . Le Premier ministre Messmer a refusé d’autoriser la banque BNP à aider les LIP et à sauver leur entreprise. Il s’agit, pour notre section, d’écrire avec des bombes de peinture sur les agences BNP « LIP VIVRA » ou « DU FRIC POUR LIP ». Des secteurs de Paris sont définis pour des équipes de « bombage » réparties dans plusieurs bagnoles. Au moment du départ nous découvrons qu’une amie instit pense que « bombage » veut dire « pose de bombes »… Sans commentaire ! Le PSU était classé extrême-gauche dans les sondages, haï comme gauchiste par le PCF, mais quand même !
- Sur une banque proche de mon lycée Chaptal, je viens, cette nuit - là de finir mon « bombage » quand quelqu’un derrière moi me frappe sur l’épaule ! Un flic ? Non, un élève maoïste qui m’a connu au lycée en 1968 ; il veut échanger des souvenirs, discuter. Mais je ne veux pas moisir devant mon « tag » et je rejoins mes camarades au chaud dans la voiture !
- Certes nous avons vendu de façon tout à fait illégale des montres LIP venues du trésor de guerre que s’étaient constitué les travailleurs pour continuer à produire et à faire vivre l’usine. Ventes organisées dans notre local, rue de la Chine, comme dans beaucoup de villes, au siège national du PSU, dans les locaux des comités d’entreprise organisés par la CFDT en général…Nous avions beaucoup de clients mais nous étions angoissés par le risque de perdre notre petite part du trésor de guerre si la police arrivait car il n’y a pas de véritable issue de secours rue de la Chine. Pourquoi la police n’est-elle pratiquement jamais intervenue pour stopper ces ventes illégales ? (On qualifierait aujourd’hui ces actes de désobéissance civique, comme les fauchages d’OGM). Parce que la lutte des LIP était trop populaire ? Le souvenir des solidarités fortes devant les répressions de mai 68 trop proche ?
* Sophie :Quel bilan politique global fais-tu de la lutte des Lip ?
* Guy : Je vais l’emprunter à ce que j’écrivais après avoir vu le film : « Les Lip, l’imagination au pouvoir » de Christian Rouaud. Son film est l’analyse concrète du passage d’un capitalisme à un autre : du capitalisme d’entreprise, de production, souvent paternaliste, au capitalisme financier, un libéralisme pur et dur, voire sauvage et cynique (ce qui n’exclut pas un libéralisme sociétal dans le domaine des mœurs).
- Politiquement, dans cette période, cela se traduira par la défaite du gaulliste Chaban Delmas face au libéral Giscard d’Estaing (alors soutenu par l’opportuniste Chirac). Le gaulliste Charbonnel et le patron rocardien Neuschwander racontent parfaitement dans le film cette transition entre 2 capitalismes et comment Neuschwander qui commençait à redonner un second souffle à LIP fut débarqué par le pouvoir giscardien.
- Giscard d’Estaing expliqua cyniquement qu’il fallait punir les LIP car leur initiative pouvait « véroler les autres entreprises, provoquer une flambée ouvrière et syndicale». Cela souligne combien l’idée autogestionnaire semble dangereuse pour nos adversaires.
* Sophie : Toi ? A titre personnel, en dehors de ces actions collectives ?
*Guy : Bien sûr, j’ai acheté une montre, visité l’usine de Palente pendant les vacances scolaires d’été, assisté à un réunion de la cellule PSU de l’usine. Je pense que les Lip étaient les seuls PSU à utiliser le mot cellule du PCF au lieu de section ?Tu imagines mon bonheur de pouvoir parler avec Piaget, Vittot, etc. ! J’ai acheté une tête de fusée transformée en minuteur pour les cuissons, et, plus tard un jeu ce Chomageopoly ?
- Le Chomageopoly est un jeu inventé par les LIP en 1977-1978. Ce jeu se veut l’opposé du Monopoly. « Il ne fait pas appel à l’esprit de compétition mais aux solidarités ». On ne s’y bat pas les uns contre les autres, mais collectivement et solidairement pour sauver ensemble les entreprises menacées de fermeture, représentées par des pions en forme de petites bouteilles aux bouchons de différentes couleurs.
- Ces pions se déplacent sur les 40 cases de l’échiquier en fonction des chiffres donnés par les dés, comme sur un jeu de l’oie. Les 40 dessins des cases ont été réalisés en soutien par six dessinateurs bien connus, ce qui souligne l’ampleur des soutiens aux travailleurs de Lip.
- Les commentaires sur les cartes obtenues lors de l’arrivée sur telle ou telle case qui s’appellent : « chance », « les banques financent », « coordination », « petite, moyenne ou bonne solution » dans la négociation avec le patron, sont tous différents, intéressants encore aujourd’hui. On y joue non pas avec de l’argent, mais avec des tickets « rapports de force ». On pourrait imaginer un tel jeu sur les prises de conscience écologique ?