1956-2006 : 50 années de vécu militant à plusieurs étages
Des polémiques d’hier à celles d’aujourd’hui.
Du vécu local aux événements historiques.
Des personnages modestes aux personnalités célèbres.
Aventures, affiches de mai 68, fêtes, commissariats, portraits, poésie, politique en sarabande


divers
Dix-neuvième texte : Quand tout bascule

* Sophie : Tu as fait allusion à la manifestation de la gare de Lyon, où tu étais. Raconte !

* Guy : La soirée du 24 mai marque un tournant. Comme d’habitude, je suis venu à pied, puisqu’il n’y a ni métro ni bus, manifester et je garde un souvenir précis de cette soirée. Le rassemblement a lieu devant la gare de Lyon (entre 30 000 et 100 000 personnes, suivant la source). Grâce aux transistors nous écoutons le discours du général De Gaulle. Il annonce un referendum sur les rénovations nécessaires et, comme à son habitude, il brandit la menace de sa démission en cas de victoire des Non ! Alors, spontanément, la foule se met, tout entière, à agiter joyeusement ses mouchoirs en scandant : « Adieu De Gaulle ! Adieu ! » Je pensais moi aussi que nous avions gagné !

  • Je ne sais plus comment j’ai terminé cette soirée. Je n’ai pas vécu la suite assez dramatique que Michel Rocard nous a racontée plus tard. Il explique qu’il avait obtenu, ce 24 mai, l’autorisation de faire une mini manif. Il est en tête du cortège avec Krivine, le service d’ordre du PSU est en queue du cortège. Rocard découvre, avec inquiétude, que les rues latérales sont toutes fermées par des CRS, bloquant toute issue en cas de charge policière.
  • Et, soudain, un peu avant la Bastille, la tête du cortège est stoppée par un cordon de CRS. Rocard parlemente longuement et, finalement, un officier lui dit que le contre ordre vient des instances supérieures. Rocard, encore plus inquiet, demande aux manifestants de s’asseoir par terre pour marquer leur volonté pacifique. Il fait monter le service d’ordre casqué à l’avant pour protéger la foule pacifique.
  • Les forces policières chargeront brutalement. Cette véritable provocation policière donnera naissance à plusieurs groupes de jeunes furieux. D’ou l’incendie partiel de la Bourse, symbole du capitalisme, et des violences inhabituelles au Quartier Latin (arbres coupés pour faire des barricades, voitures brûlées, magasins pillés).

* Sophie : Etait-ce vraiment une provocation calculée ?

* Guy : Georges Pompidou reconnaît dans ses mémoires qu’il avait voulu ces excès « pour faire peur aux bourgeois du XVIe ». Pompidou a effectivement obtenu qu’une partie de la population bascule de la solidarité vers la peur de la guerre civile. Les ouvriers qui occupent pacifiquement leurs usines désapprouvent ces violences et le PCF est, cette fois, écouté dans sa dénonciation du gauchisme.

  • Ce même 24 mai, à Lyon, un commissaire de police meurt, écrasé par le camion lancé par les manifestants, qu’il voulait arrêter.
  • C’est, dans le PSU, le début de la rupture entre Michel Rocard et Marc Heurgon. Jacques Sauvageot, pour riposter à la provocation de la gare de Lyon, veut que l’UNEF appelle le lendemain à une manifestation rue Soufflot. Rocard redoute une issue sanglante. Au Bureau National du PSU, convoqué d’urgence la nuit même, Rocard emporte, contre Heurgon, à une voix de majorité, la décision de chercher pour riposter un lieu clos de rassemblement. Ce sera le stade Charléty.
  • Une sorte de pensée unique, de vision dominante sur l’histoire de Mai 68 escamote ce moment politique déterminant où l’histoire hésite entre deux issues politiques : entre le retour à l’ordre et l’ouverture vers un autre régime, entre la victoire du général De Gaule et une transition Mendés France.

* Sophie : Mes modestes connaissances de l’histoire me font prévoir que la solution Mendès échoue ?

* Guy : L’essentiel se joue autour de la réunion du dimanche 26 mai chez le rhumatologue Marcel-Francis Kahn où sont présents tous les acteurs politiques et syndicaux susceptibles de trouver une issue politique à ce gigantesque mouvement social ; issue politique qui ne soit ni celle des gaullistes, ni celle des communistes, ni celle de l’extrême gauche qui rêve de Grand Soir. Cette voie explorée pourrait assumer les revendications du mouvement sur la démocratie dans la société, dans l’université, dans les entreprises, le contrôle ouvrier, les types de production et de consommation, déboucher sur une autre société, autogestionnaire peut-être. Projet de société qui était alors en gestation simultanément dans la CFDT et le PSU. :

  • Donc, ce 26 mai, sont réunis chez Marcel-Francis Kahn : Michel Rocard, Marc Heurgon, Abraham Behar, Gilles Martinet pour le PSU, Mendès France, membre du PSU depuis sa fondation en 1960, Edmond Maire et Marcel Gonin pour la CFDT, Robert Cottave et Maurice Labi pour FO, André Barjonet pour une minorité de la CGT, Jacques Sauvageot pour l’UNEF et quelques-uns autres. Le but est de persuader Mendés France qui possède une réelle aura depuis la paix qu’il a signée avec les communistes indochinois, de se porter candidat au pouvoir, au moins pour une période de transition.
  • Mendés qui a une conception rigoureuse de l’éthique démocratique refuse cette transition sans légitimation parlementaire ; il sait d’ailleurs qu’il aurait contre lui, non seulement la droite, mais aussi le PCF! Le soutien des « enragés de mai » ne serait d’ailleurs pas de tout repos ! Mendés acceptera seulement d’être présent au meeting du stade Charléty mais refusera d’y prendre la parole. N’y parleront aucun homme politique, ni Rocard, ni Krivine, mais seulement des syndicalistes. André Barjonet, issu de la Cgt fut très applaudi ! Présent à Charléty, je sentais bien que ce meeting scellait la fin des espoirs portés par Mai.

* Sophie : Quel bilan fais-tu ?

* Guy : L’échec de Charléty annonce la fin du mouvement, surtout que Mitterrand hostile à la solution Mendés (et à Rocard) va casser cette dynamique possible en se déclarant lui-même candidat au pouvoir. Ce même dimanche 26, Georges Séguy négocie pour la CGT, en présence des autres syndicats dont la CFDT (moins pressée d’arrêter la grève) le premier protocole de Grenelle avec Pompidou et, soulagé, vient le présenter dans la citadelle ouvrière de Renault Billancourt. Mais il est désavoué par les ouvriers. La CGT obtiendra peu à peu, parfois difficilement, la reprise du travail.

  • Le retour de l’essence dans les pompes scellera la fin du joli mois de mai et les élections de juin donneront un triomphe provisoire à De Gaulle, avec une chambre bleu horizon.
  • Un mouvement politique de masse de cette ampleur ne peut se terminer que de trois façons :
  • 1. Une révolution, le Grand Soir dont rêvaient les militant/es d’extrême gauche mais combien étaient vraiment prêts à assumer le risque d’affrontements sanglants ? Un régiment de parachutistes venait d’ailleurs d’arriver au camp de Frileuse !
  • 2. La transition vers un autre régime.
  • 3. Le retour à l’ordre établi, appuyé sur la peur des violences, la peur du gauchisme et du parti communiste ; la peur de l’inconnu.
  • L’accord de Grenelle comporte cependant des aspects positifs : les augmentations de salaires et du Smic et surtout la création de sections d’entreprises.
  • En1969, désavoué par une partie de la droite dont Valéry Giscard d’Estaing, De Gaulle perdra son référendum et démissionnera.
  • La révolution manquée va accoucher d’une révolution de la société

* Sophie : Et ta nouvelle section du PSU ? Sympathique ? Dynamique ?

* Guy : Oui, Tout à fait. Je suis vite dans le bureau. Claude Picard est le secrétaire. Il travaille chez l’éditeur Masson, comme maquettiste. Il fera plusieurs remarquables affiches pour le national, comme celle, célèbre, de la jeune femme symbolisant « le parti de votre avenir» qui illumine la couverture de « Mon PSU », livre que j’ai écrit avec l’ami Stéphane Sitbon. C’est aussi Claude qui illustrera les trois affiches sur les immigrés : le travailleur, la femme et le jeune, etc. Il sera le peintre de 4 grandes fresques, de 4 m. sur 2,50, sur : l’immigration (2), la révolution des œillets au Portugal, « le PSU tout nu » pour notre stand 20e à une fête de La Courneuve.

  • Maurice Lazar est le trésorier. Il bégaie, surtout quand il est passionné ! Je fais connaissance avec Michel Mousel, qui deviendra secrétaire national, après le départ de Michel Rocard, et un ami. Les manifestations se succéderont à un rythme effréné, une au moins chaque semaine, pendant la décennie 1970- 1980, souvent sur des questions internationales, Tchécoslovaquie, Grèce, Espagne, Indochine, Chili, etc.
  • Nous serons longtemps préoccupés par la question d’un lieu de réunion des plénières : café, pavillon prêté par un sympathisant porte de Bagnolet, chez moi rue Haxo (des planches étaient posées sur des piles de journaux autour du salon ; certains étaient assis sur le sol). Ce fut un temps l’usine désaffectée de la rue Piat, héritée des « pablistes » de l’AMR, avant l’achat de la Teinturerie de la rue de la Chine !

* Sophie : Quel est le paysage politique local, dans l’arrondissement ?

* Guy : Le PCF est la force dominante à tous égards : environ 2000 adhérents, des militants encore imprégnés de stalinisme (qui considèrent que certains murs sont leur propriété pour l’affichage et vendent l’Huma presque partout). Ils sont même dominants sur le plan électoral et arracheront entre 1973 et 1978 les deux députés du 20e (Daniel Dalbera et Lucien Villa). Le second sera encore député de l’arrondissement entre avril 1978 et mai 1981). Et, en 1977, Henri Meillat qui conduisait la liste commune avec le PS serait devenu maire de l’arrondissement avec la loi actuelle.

  • Le PS est quasi inexistant, refuge de vieux notables dépassés. C’est Michel Charzat qui, envoyé en mission par le CERES de Chevènement depuis son 16e arrondissement, développe peu à peu la section PS avec une poigne de fer, en particulier contre les rocardiens dont Alain Riou. Il est élu député en 1981, réélu en 1986 et en 1988, puis devient maire de l’arrondissement en 1995 (pour deux mandatures).
  • La droite n’existe pas sur le plan militant. Mais Didier Bariani (UDF) sera maire de l’arrondissement ente 1983 et 1995.
  • La LCR n’a que de rares sections d’entreprise et pas de structure locale. Pourtant leur journal Rouge est vendu chaque dimanche boulevard Mortier comme Lutte Ouvrière d’ailleurs.
  • Le PSU est très nettement la seconde force politique militante et vraiment la première force écologique locale. D’après le méticuleux fichier de notre grand trésorier Roger Bournazel le nombre d’adhérentEs oscillera entre :95, en décembre 1968 – 98, en décembre 1969 – 114 en décembre 1970 –106, en décembre 1971 – 90, en décembre 1972 - 110, en décembre 1973 - 90 en décembre 1974 (7 ou 8 adhérentEs seulement auront suivi Michel Rocard au PS, quelques-uns auront décroché ou déménagé).
  • Dans toute cette période la section compte, en moyenne, : 9 ouvriers, 13 employés, 18 techniciens, 16 fonctionnaires, 17 membres de l’enseignement à divers postes, 13 étudiants, 2 médecins, 3 cadres supérieurs, 5 artisans ou commerçants, 3 retraités, 3 sans profession Tu vois que la caricature PSU = parti d’enseignants n’est pas tout à fait valable !
divers
Dix-huitième texte : Vivre ou revivre Mai 68

* Sophie : Nous voici en mai 68. je n’étais pas née. Raconte-moi !

* Guy : je vais te le faire en litanie, un peu longue ! Mai 68 mérite cela

  • Imagine Paris privé de métros, de bus, d’essence, presque totalement, pendant deux semaines environ (le retour de l’essence jouera un rôle décisif dans le retour à l’ordre).
  • Imagine des cohortes de piétons pressés de se rendre aux assemblées générales de leur usine, de leur lycée, de leur fac, de leur bureau ou à une manif. du Quartier Latin.
  • Imagine la plus grande grève générale de notre histoire, entre 6 et 10 millions de grévistes (déterminés ou bloqués chez eux).
  • Imagine les grappes humaines discutant frénétiquement un peu partout dans le centre de Paris, dans les rues rendues aux piétons, aux carrefours, dans les salles de la Sorbonne, dans le théâtre de l’Odéon, dans bien d’autres lieux. Les discussions sont enflammées et mixent délires et analyses rationnelles, b* réviaires marxistes et imaginations libertaires. Mais toutes et tous expriment la joie de retrouver une parole libre, une possibilité de communiquer avec l’autre ; la joie d’échapper à l’étouffoir politique, idéologue, moralisateur du gaullisme finissant. Le piège de la société de consommation est clairement dénoncé et les ébauches de l’écologie politique s’opposent au conservatisme politique des communistes.
  • Imagine les rythmes nouveaux des manifestations (courses puis pauses), scandant des slogans décapants dont plusieurs sont restés célèbres : « Ce n’est qu’un début ! Continuons le combat ! » La droite ne retient que les slogans susceptibles de dénaturer le mouvement, comme: « Il est interdit d’interdire »
  • Imagine l’effervescence ludique et créatrice, traduisant une illusion révolutionnaire lyrique, illustrée par de célèbres graffitis ou affiches: « Sous les pavés, la plage », « Soyez réalistes demandez l’impossible », « La vie est ailleurs », « Cours camarade, le vieux monde est derrière toi » !
  • Imagine la masse d’entreprises occupées où les ouvriers font le procès de leurs conditions de travail, de leurs rapports avec l’encadrement, des erreurs tactiques ou stratégiques de leurs patrons, souvent méprisants ; et rêvent !
  • Imagine les salles de classes de lycées occupées toute la journée par des commissions réunissant ensemble, pour la première fois, élèves, professeurs, agents d’entretien, secrétaires de l’administration. Nous y construisions l’école nouvelle en rupture avec le modèle hérité de Napoléon. D’ailleurs Edgar Faure, ministre de l’Education Nationale de l’après 68 aura l’intelligence de récupérer une partie de ces idées, en créant la fac profondément originale de Vincennes, par exemple.
  • Imagine un appareil d’Etat en déliquescence, des ministres qui ne sont pas à leur poste, en dehors de trois ou quatre autour de Georges Pompidou ; des préfets qui sentent le vent tourner et prennent langue avec les forces d’opposition, et un chef d’état, De Gaulle, qui disparaît un moment, sans dire où il est. En fait, il est allé à Baden Baden, en Allemagne, rencontrer le général Massu pour s’assurer la loyauté de l’armée !

* Sophie :Il faut que tu entres dans le détail politique. Quel est le tableau des forces politiques ? Et aussi détailler les périodes de ce mouvement

* Guy On peut identifier trois périodes de ce « joli mois de mai » : la période étudiante du 3 au 13 mai, la période sociale du 13 au 26 et la période politique du 27 au 30. La première période est dominée dans les médias par un trio : Dany Cohn Bendit pour le mouvement du 22 mars, Jacques Sauvageot pour l’UNEF et en fait le PSU, Alain Gesmar pour le SNES Sup (syndicat de l’enseignement supérieur). Pour comprendre Mai 68, il faut schématiser autour de trois blocs, ce que ne font pas les historiens « médiatiques ». Comme je suis en rupture, je me sens obligé d’être précis donc long ! Mai 1968, c’est un moment exceptionnel ! Non ?

  • Premier bloc : celui dont le général De Gaulle est le fédérateur depuis 10 ans, domination qui commence alors à se fissurer et qui volera en éclats en 1969. C’est un « rassemblement » :
  • - de gaullistes de gauche et de résistants de la guerre de 1939,
  • - de conservateurs ralliés faute de mieux,
  • - de « modernes » dont le but est de moderniser le capitalisme français sur le modèle des Etats Unis (les gratte-ciel, le tout voiture et les autoroutes, l’agriculture intensive, etc. ; le Premier ministre Georges Pompidou en est le parfait représentant),
  • - de centristes chrétiens ou libéraux que fédérera Giscard d’Estaing en 69.
  • Ce bloc a séduit une partie des couches populaires. Il contrôle officiellement, via le ministre de l’information, l’ORTF, détentrice du monopole de l’audiovisuel.
  • Par contre les radios, comme RTL et Europe 1 sont indépendantes ; elles se prendront au jeu du « direct » sensationnel, du reportage sur les barricades, sur les rues dépavées, sur les manifestations aux slogans dévastateurs, les dialogues entre autorités et « enragés ». Les transistors joueront un grand rôle dans la mobilisation des manifestants grâce à l’information incessante en direct.
  • Deuxième bloc : celui du PCF et des cadres de la CGT. Il ne faut pas oublier que le PC est alors incontestablement la force dominante de la gauche, sur le plan militant comme sur le plan électoral (à la présidentielle de 1969 son candidat Jacques Duclos rate de peu la seconde place avec 21,3% !)
  • L’appareil du PC est encore totalement stalinien et inféodé à l’URSS. Or, pour l’URSS, De Gaulle est précieux dans la lutte contre les USA car il a pris ses distances avec le pacte atlantique et manifeste une réelle autonomie ; les socialistes SFIO qui pourraient le remplacer ont toujours été des atlantistes dociles ! D’où le jeu ambigu du PCF qui ne peut pas saboter le puissant mouvement populaire en risquant de perdre son hégémonie dans la classe ouvrière au profit de ces « gauchistes irresponsables » : PSU, trotskistes, anarchistes.
  • Sa courroie de transmission cégétiste fait tout pour déplacer les grèves du plan qualitatif, idéologique, « révolutionnaire » au plan quantitatif (salaires) « réformiste » puis pour les stopper. Ce sont ainsi les fameux accords de Grenelle du 27 mai que Georges Séguy, secrétaire général de la CGT va essayer de « vendre» le même jour aux ouvriers de l’usine Renault à Billancourt. Il se fait huer car les contorsions des communistes provoquent des fissures, des démissions, des esquisses de « refondation ». Je vivrai cela très clairement au lycée Chaptal en 68 et dans les années suivantes.
  • Troisième bloc : le bloc moteur du mouvement, très large, donc très composite : situationnistes, libertaires comme Dany, trotskistes comme Krivine, maoïstes de diverses chapelles (dont plusieurs ne comprendront pas au début l’importance du mouvement étudiant, considéré comme « petit-bourgeois »), communistes en rupture
  • et le trio le plus implanté : UNEF, CFDT et PSU qui joua un rôle déterminant, fédérateur dans le passage de l’explosion étudiante à l’explosion ouvrière (à tous les échelons d’organisation, les militants UNEF ou CFDT sont souvent membres du PSU). D’ailleurs deux des trois figures médiatiques de mai 68 sont liées au PSU : Jacques Sauvageot, président de fait de l’UNEF est adhérent, Alain Geismar, secrétaire du SNES Sup, syndicat majoritaire des enseignants du supérieur a été formé par le PSU et y garde de nombreux liens bien qu’il ait rompu en 1967 pour se rapprocher de Mitterrand ; le troisième Dany Cohn-Bendit est celui qui a le plus de charisme, mais peu de troupes derrière lui, avec son mouvement du 22-Mars. La CFDT est alors autant politique que syndicale et pèse lourd ! L’idée autogestionnaire, l’hostilité au nucléaire, c’est beaucoup elle !
  • Les manifestations sont préparées en commun par Krivine et Rocard au siège du PSU, négociées avec le préfet de Police Grimaud par Rocard. Sur plusieurs photos de journaux de l’époque, on voit d’ailleurs Krivine et Rocard, bras dessus-bras dessous au premier rang des manifs! « Le service d’ordre (SO) du PSU est le plus nombreux, mais autogéré, celui de la LCR moins nombreux mais très structuré et « discipliné » écrit Rocard. Les patrons de la FNAC proches des trotskistes fournissaient les casques à ces deux SO, ainsi que l’essence qui était quasiment introuvable.

* Sophie : Toi, comment as-tu participé et vécu cette période historique ?

* Guy : D’abord au lycée Chaptal. Chaque matin je marchais pendant trois quarts d’heure pour aller de la rue Haxo à la rue de Rome. Et je participais aux réunions passionnées dans les classes avec collègues, élèves, agents d’entretien. Très étonnant : dans ces moments de ruptures profondes, les barrières politiques explosent. A Chaptal, se retrouvent dans le mouvement de mai quelques enseignantEs gaullistes ou « apolitiques », mais profondément motivés par le dialogue avec les élèves. En dehors du mouvement et hostiles, se trouvent les PC « staliniens » et plusieurs collègues issus de milieux modestes pour qui l’accession au professorat des classes préparatoires aux Grandes Ecoles a été une ascension sociale extraordinaire et d’ailleurs méritée. Le mouvement de mai 68 brisait quelque part le sens profond de leur vie et des amis proches ont cessé de m’adresser la parole pendant plusieurs années après 68 ou après les événements que je te raconterai. Je me souviens de la remise en cause des notes, des cours magistraux.

  • Comme les transports en commun avaient disparu je ne participe qu’à quelques manifestations : la gigantesque du 13 mai, bien entendu. Je découvre ce jour-là le tribun Dany juché sur le lion de Belfort, une autre et celle de la gare de Lyon avec la foule qui agite ses mouchoirs en scandant « Adieu De Gaulle, adieu ! » Je suis allé à la Sorbonne découvrir l’effervescence politique, les brochures gauchistes et les affiches extraordinaires, stimulantes ! .et au théâtre de l’Odéon.
  • Je serai vraiment en rupture avec mes convictions politiques pendant l’été puisque je m’étais inscrit pour un voyage en Sicile avec le club Méditerranée, représentant emblématique de la société de consommation. Malgré tout je garde un bon souvenir de ma découverte du ski nautique et des vagues sous lesquelles je plongeais.

* Sophie : La rentrée de 1968 est-elle pénible ou optimiste ?

* Guy : En novembre 1968.quelques maoïstes du lycée se proposent de projeter dans le ciné-club le film :« La reprise du travail à l’usine Wonder » de Saint-Ouen où l’on voit le délégué cégétiste qui impose la reprise du travail et la colère d’une militante de base. Le proviseur interdit la projection et les élèves décident de passer outre ! . Deux d’entre eux arrivent le samedi avec la bobine et trouvent le proviseur dans la porte d’entrée. Il leur barre le passage. Ils le bousculent pour forcer le passage et la projection a lieu. J’y assiste. Tu imagines le choc émotionnel que représente pour ce proviseur de la vieille école cette atteinte à sa dignité. Un conseil de discipline est convoqué. Deux amis, dont un PSU, Pierre, militants actifs du mouvement de mai 68 représentent le SNES au conseil de discipline. Ils veulent éviter que le garçon et la fille voient leur avenir compromis. Ils les rencontrent au café proche du lycée et négocient pour que l’exclusion soit accompagnée par un reclassement dans la même classe préparatoire d’un autre lycée ; les étudiants donnent leur accord et l’histoire se termine ainsi.

  • Ce proviseur prendra sa retraite en 1969 et sera remplacé par un syndicaliste FEN, chargé de ramener dans l’ordre notre « lycée rouge » ! Ce sera le meilleur chef d’établissement de ma carrière, capable de prendre des risques pour les choses justes ! Je te raconterai deux épisodes où il joua un rôle déterminant et positif !
divers
Dix-septième texte : Le chahut au lycée et au PSU

* Sophie : Et toi, tu n’as jamais été chahuté dans toute ta carrière ?

* Guy : Voici deux moments où j’aurais pu l’être. Une dame du Kremlin-Bicêtre veut acheter une salle à manger. Dans le magasin, un canapé la tente et le commerçant, astucieusement, lui dit : «Si vous m’achetez la salle à manger, je vous ferai une petite conception sur le canapé ». Lapsus entre conception et concession ou forme d’ignorance ? Cette histoire comique m’a tellement frappé que, un peu plus tard, mes élèves de première me demandent pour la seconde fois de repousser la date de remise de leur devoir. Je décide de piquer une fausse colère et je crie : « C’est toujours la même rengaine ! Quand on vous fait… une conception, vous en abusez ! » Rires, car au moment décisif, je ne trouvais plus le bon mot !

  • Un autre matin, avant de partir en cours, ma ceinture casse. Je la remplace par le cordon qui permet de nouer mon pyjama. Mon cours de maths commence et bientôt, je découvre des sourires joyeux sur le visage de mes élèves. Bizarre ! Bizarre ! Mon cours ne comporte rien de comique ; aucun élève ne fait le pitre ? Je finis par découvrir qu’un petit morceau du cordon blanc de mon pyjama s’étale au sortir de ma braguette ! Je ne sais plus si j’ai dit quelque chose !

* Sophie : Pourquoi un prof n’est pas chahuté ?A ton avis ?

* Guy : Parce qu’il domine bien son sujet ? Que ses cours ne sont pas trop ennuyeux ? Ma réponse va peut-être t’étonner : mon expérience montre que ce n’est ni nécessaire, ni suffisant, comme on dit en mathématiques ! Un prof brillant peut fort bien être chahuté (je l’ai constaté pour une amie) et un médiocre ou un fumiste ne pas l’être !

  • Le travail d’enseignant est beaucoup un travail d’acteur, de comédien parfois, de qualité de la voix et des attitudes, de rapports psychologiques, voire affectifs avec la classe dans sa globalité et avec les personnalités dominantes de celle-ci. Le respect, y compris pour les élèves faibles ou difficiles, doit être constamment perceptible. Distance et proximité, un équilibre subtil est à trouver ; les rôles différents doivent être fixés dès les premiers cours qui sont déterminants pour la suite.
  • La fatigue nerveuse d’un prof après plusieurs heures de cours est plus liée à la maîtrise de la communication avec le collectif classe, et à ses efforts vocaux qu’à ses efforts intellectuels. Quand j’étais fatigué, mes élèves de la classe de mathématiques spéciales avaient tendance à bavarder avec leurs voisins, ce qui accentuait ma fatigue. Le nombre d’enseignants obligés d’avoir recours à des orthophonistes est important. Aucune des bases de la maîtrise de la voix ne fait partie de la formation des enseignants. Ahurissant !

* Sophie : As-tu eu recours à une orthophoniste ?

* Guy :Oui, en fin de carrière. Au bout de deux heures de cours, je souffrais beaucoup pour continuer à parler. L’orthophoniste m’explique que les poumons sont une sorte de soufflet qui expulse l’air nécessaire aux cordes vocales. Je ne me servais pas du tout des poumons et le larynx seul à travailler s’épuisait vite ! Elle me fait faire de la relaxation et psalmodier comme les moines, en tenant longuement des voyelles. J’étais sceptique. Mais je fus guéri en quinze jours environ !

  • Ce récit sur ma fin de carrière me fait penser qu’alors j’ai subi de terribles chahuts en classe de troisième. Nous sommes en juin. Je ne travaille plus car les élèves passent leurs concours. Une collègue prend son congé de maternité et je n’ai aucune raison de refuser de la remplacer pour le dernier mois ! Le conseil de sa classe est passé et les décisions pour la rentrée prises. Un certain nombre d’élèves ne sera pas repris à Chaptal, d’autres redoubleront.
  • Ceux-là vont donc se défouler dans le chahut. Je dois envoyer un élève au tableau pour écrire sur ma dictée et faire face à la classe devant l’estrade. La classe est en amphithéâtre et parfois des billes descendent depuis le fond de la salle, bruyamment ! . Un jour je repère enfin un coupable du dernier rang. Excédé je me précipite et je lui balance une forte gifle. « Puis-je aller à l’infirmerie faire constater cette brutalité? » réplique t-il ! Je dis oui, mais il n’y ira pas. Ouf !
  • Une autre fois, je serai tellement fatigué que je sortirai dans la cour avant la sonnerie ! Fort pénible fut leur trouvaille originale. Sur le devant de l’estrade où je déambulais, ils passèrent un produit chimique connu qui a la propriété de claquer lorsque l’on marche à cet endroit ! Tu imagines la série de crépitements ! J’apprécierai la fin de l’année scolaire !

* Sophie : Au plan politique, avant 1968 que se passe-t-il ?

* Guy : Le PSU n’est pas en pleine forme en 1967 pour la préparation de son 5e congrès, à Paris. Pourtant le nombre de ses députés est passé à quatre aux élections législatives de mars : Pierre Mendés-France à Grenoble, Yves Le Foll à Saint-Brieuc, Roger Prat à Morlaix et Guy Desson à Sedan. Mitterrand commence son irrésistible ascension vers le pouvoir à travers une série de clubs. Certains PSU regrettent la vieille « maison socialiste » SFIO et pensent à leur avenir politique dans la FGDS de Mitterrand. Le PSU est à la croisée des chemins par rapport aux deux lignes que je t’ai décrites. Edouard Depreux doit passer la main. Ses deux dauphins potentiels, jusque-là rivaux :Martinet et Poperen, sont d’accord pour se rapprocher de la FGDS.

  • Depreux, Heurgon, Rocard, les cadres CFDT et les « cathos » tiennent bon, sur une ligne autonome. Les secrétaires nationaux planifiés pour succéder à Depreux sont battus par la base ! A la suite d’un article scissionniste dans Combat, Jean Poperen est exclu du PSU ; il rejoindra la FGDS de Mitterrand en1968. Pierre Bérégovoy quitte le PSU et rejoint la FGDS avec son club Socialisme moderne. Gilles Martinet, lui, restera au PSU jusqu’en 1972.

* Sophie : Qui va donc succéder à Depreux ?

* Guy : Marc Heurgon pense qu’il ne peut pas obtenir ce poste, étant donné son image d’apparatchik. Il passe un bon moment à convaincre Rocard. Celui-ci a un poste important bien payé comme « secrétaire général de la commission des comptes » et deux enfants. Sa carrière est prometteuse, rectiligne. Le secrétaire national sera nettement moins bien payé, l’avenir politique sera incertain étant donné les pertes de ténors et de militants du parti. Heurgon réussit à le décider et lance ainsi la carrière de Rocard jusque là inconnu. Les militants PSU accèdent majoritairement en juillet 1967 à la direction de l’UNEF. Nous verrons que ce syndicat jouera un grand rôle dans les « événements de mai 68 ».

  • 1967 est aussi une année charnière car apparaissent dans la société française bien des ingrédients qui coaguleront en 1968 et que seul le PSU a observés et analysés avant l’explosion de mai 68. Le parti observe, dans l’année 1967, que les luttes ouvrières sont dures et portent bien plus sur les conditions de travail, la dignité, le rejet des « petits chefs » de l’encadrement que sur les salaires. Les grèves démarrent souvent avec des animateurs non syndiqués, jeunes et un nombre important de femmes, surtout parmi les employés.
  • La participation aux grèves des employés que Serge Mallet appelle les « cols blancs » au côté des « cols bleus » ouvriers contribue à la radicalisation. En effet la tradition ouvrière veut que soit désignée pour négocier avec le patron une délégation de responsables syndicaux auxquels on fait confiance. Les jeunes cols bleus ou blancs qui sont en colère et n’ont pas l’habitude de cette discipline syndicale, envahissent massivement le bureau du patron et commence ainsi une « séquestration » non prévue. Un rapport écrit début 1968 sera discuté en mars1968 lors du Conseil National « sur les luttes sociales ». Ces documents sont à la disposition des historiens.

* Sophie : Y a t-il en 1967 d’autres signes prémonitoires ?

* Guy : 1967 est également marquée par des manifestations paysannes violentes dans l’Ouest avec des jonctions temporaires entre paysans, ouvriers et étudiants. Le 2 octobre, à Quimper, la manifestation crie : « Che Guevara en Bretagne », « Québec libre, Bretagne libre », « Nous ne voulons pas deux Europe, celle des riches et celle des pauvres » ! Le même jour 5000 agriculteurs enfoncent les portes de la préfecture du Mans !

  • Enfin, c’est le 3 août 1967 que sort le film de Jean-Luc Godard « La Chinoise » qui symbolise l’existence de groupes maoïstes, en particulier à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm.
  • Il existe bien d’autres ferments de ce qui bouillonnait sous le couvercle de l’autorité étouffant tous les secteurs de la société : la politique et la tutelle du général De Gaulle, l’usine (ses patrons caricaturaux et ses « petits chefs »), l’école, la famille avec la domination masculine, la morale, la religion et les interdits sexuels (le 21 mars 1967 les étudiants de la faculté de Nanterre occupent le bâtiment réservé aux étudiantes et sont délogés brutalement ; en 68, le Mouvement du 22-Mars de Nanterre provoque par une autre occupation l’étincelle à l’origine de l’embrasement étudiant).
  • Mai 68 va démontrer la pertinence du choix fait en 1967 par la majorité des adhérents du PSU, car nous verrons à quel point le parti sera en phase avec les aspirations des acteurs du joli mois de mai, tant ouvriers qu’étudiants et quel rôle actif il jouera (alors que les socialistes orthodoxes seront absents de la scène politique et ne prendront leur revanche qu’en 1981 avec la victoire de François Mitterrand !)

* Sophie : Quels voyages pendant ces années-là ?

* Guy : Je ne saurais pas les dater et les ordonner. Deux voyages en Italie ; l’un en Sicile, passionnant, entre la montée à l’Etna, pendant une éruption, les temples de Syracuse* , les charrettes multicolores, la découverte de champs de coton. Un autre avec quatre amis, en deux « 2 chevaux », depuis le nord jusqu’au bout extrême de la botte, Lecce, à la découverte d’églises romanes. Un voyage en Grèce avec la fascination pour Delphes. Enfin un voyage en Vespa dans le Massif Central pour aller participer à la sauvegarde d’un vieux château !

  • Et je ferai pendant plusieurs années des travaux de terrassement dans le jardin de la maison familiale pour faire une élégante allée( je concasse des pierres, je fabrique du ciment avec mon père et nous l’étalons !
divers
Seizième texte : Voyages dans l’espace et le temps

* Sophie : Peut-être fais-tu également des voyages pour ton plaisir, sans but politique ?

* Guy : Oui. Comme j’aime beaucoup la langue italienne, et que je rêve de Florence, c’est mon premier vrai voyage, au début des années 60. Deux merveilleuses semaines qui se terminent au moment de l’aventure que je vais te raconter : je logeai dans un hôtel un peu éloigné du centre. Ce jour-là, je visite la galerie des Offices et je suis en retard pour le repas de midi.

  • Dans une rue relativement déserte, je suis abordé par un Américain. Il est pilote et doit repartir l’après-midi à 16 heures. Il veut acheter un cadeau à sa fiancée. Pour le payer, il lui faut vendre sa belle montre et il me demande où il peut trouver un bijoutier.
  • - Moi: « Il y a en a plein sur le Ponte Vecchio »
  • - L’Américain : « Ils ne font pas des achats »
  • - Il insiste, il détaille. Je suis en retard et, pour me libérer, j’arrête le premier passant italien. Il y en a très peu à cette heure là! . Le dialogue s’engage et, je suis fier de faire l’interprète entre l’italien et l’anglais (mes deux langues du lycée). L’Italien se déclare intéressé par l’achat de la montre. Je vais être libéré. Et là :
  • - « Ah non ! Sans vous on ne peut communiquer ! » Alors la tractation s’engage dans la voiture de l’Italien : la description du bijou, le prix, etc. L’Italien n’a pas la somme entière sur lui ; il faut qu’il passe chez lui en banlieue et les délais sont réduits avant l’envol de l’Américain.
  • Alors échec et me voilà libéré ? Non, une idée géniale surgit. L’Italien va donner une partie de la somme et « vous, le Français, vous complétez et vous prenez la montre en gage. L’Italien vous rejoindra pour vous rembourser le complément et prendre la montre ».
  • Me voilà soudain dans l’opération pour laquelle je n’étais que le simple auxiliaire traducteur ! Ils insistent. Je suis en fin de séjour et je n’ai pas beaucoup d’argent. Ils me disent que je ne paierai que le tiers de la valeur et j’aurai la montre en caution. Je finis par accepter. Mais heureusement l’essentiel de mon argent est à l’hôtel et l’Américain m’y amène en voiture. Pendant le trajet, il parle sans arrêt comme pour m’empêcher de réfléchir mais je cogite quand même, inquiet. Si je ne récupère pas mon argent il faudra que j’aille au consulat de France. mais où est-il ? Il faut que je note bien le numéro de la voiture ! Nous voilà devant l’hôtel. Je me place pour bien lire le numéro de la plaque et je vois que le type essaie de s’interposer.

* Sophie : Alors, c’est la catastrophe ? Tu es fauché ?

* Guy : Pendant le repas je suis angoissé. Et soudain, coup de téléphone ; on demande Mr. Philippon. Accident dans ma famille ?? C’est l’Américain qui me dit que, finalement la somme n’est pas suffisante (je n’avais pas tout à fait la somme prévue au départ). Il souhaite annuler le marché et venir me rendre l’argent contre la montre. Pour pouvoir rembourser l’Italien il me demande si j’ai noté le numéro de sa voiture. Que faire ? Il faut décider vite ! Je donne le numéro. Il fait semblant de ne pas avoir compris et me fait répéter. Je répète.

  • Retour à la salle à manger. Ai-je eu raison de montrer que je connais le numéro ? Angoisse !Je suis tombé bêtement dans un piège et je n’aurais pas dû révéler que je connaissais le numéro de la plaque. Mais peu après on m’appelle à nouveau, l’Américain est là qui me rend mon argent. Ouf ! En fait l’Américain et l’Italien étaient complices et pourtant c’est moi qui avais arrêté le passant italien ; la tactique était bien organisée !

* Sophie : Quels souvenirs gardes-tu de ta section du XIXe arrondissement puisque tu habites maintenant rue des Alouettes, près des Buttes Chaumont ?

* Guy : Mitigés. Bons pour la période des manifestations contre la guerre d’Algérie qui vit les militantEs soudéEs, disciplinéEs. Avec des liens amicaux, entre Janine Parent, Colette Gire, Michel Dachery, la famille Duyts, le secrétaire Jean Laubreaux, mon collègue Claude Daugé qui organisa un ciné-club. Que de morts dans cette liste ! Beaucoup moins bons pour la période des lutes de tendances : 1963-1967 ; sans comparaison avec le respect mutuel du XXe que je connaîtrai après mai 68. Je représentais le courant Heurgon-Rocard et Janine Parent le courant Poperen. Elle était virulente, agressive. Je me souviens qu’elle nous attaquait comme droitiers, prêts à vendre le PSU aux socialistes. Ironie de l’histoire : ni moi, ni aucun de mes camarades ne rejoindra le PS et c’est elle, derrière Poperen, qui rejoindra Mitterrand en 1967, et ensuite le PS. Elle sera récompensée par un siège au conseil économique et social, comme militante CGT !

  • Cette période est celle où, un peu découragé, je milite moins et cherche un appartement. En 1967 je finis par trouver et j’achète l’appartement de la rue Haxo, où je m’installerai en 1968, un peu avant les événements de mai. Quel hasard !

* Sophie : Avant que tu abordes la masse des choses que tu dois avoir à développer sur mai 68, parle-moi un peu de ton lycée, de ton boulot, de tes élèves et de tes collègues

* Guy : Chaptal est situé Boulevard des Batignolles à Paris, à la frontière de 3 arrondissements : 8, 9, 17. En 1958, je viens du lycée mixte de Saint-Omer dans le Pas de Calais. Chaptal, lui, n’est pas mixte et les profs femmes y sont nettement minoritaires. C’est la règle quasiment générale à Paris pour les lycées de garçons. Mais écoute bien : ces profs femmes ont interdiction de venir travailler en pantalon, jupe obligatoire ! et pour les hommes la cravate est de rigueur sans qu’il y ait obligation. Plusieurs amies me disent qu’avant mai 68, dans les lycées de jeunes filles, le maquillage des élèves, les chevelures dénouées sur les épaules étaient strictement interdits, et la jupe obligatoire.

  • Plus grave : les enseignants dans leur majorité ne saluent pas les agents de service préposés aux repas ou à l’entretien et nous découvrirons, en mai 1968, qu’ils nous appelaient les « seigneurs ». Or la gauche était nettement majoritaire à cette époque dans le corps enseignant.
  • Grave encore : dans le réfectoire des profs, de fait, il y a des tables où se retrouvent les personnels de l’administration, les surveillants d’internat ou d’externat, les profs du collège, d’autres tables avec les profs du lycée, une autre avec « l’élite », les profs du Grand Lycée, c’est-à-dire des classes préparatoires aux Grandes Ecoles ; et aussi une table où dominent les politiques. * Il faut dire que la plupart des militants politiques PC ou PSU et les syndicalistes connaissent un peu tout le monde et pratiquent la « mixité sociale ». Dans certains lycées parisiens, il y a officiellement la table des agrégés et celle des certifiés.

* Sophie : J’ai du mal à te croire. Quelle évolution ! ? Et l’autoritarisme des chefs d’établissement ?

* Guy : Je ne résiste pas au plaisir de te raconter une histoire savoureuse racontée par les secrétaires du proviseur de 1968, qui travaillent dans la pièce attenante au bureau du proviseur, très « vieille France ».

  • Le proviseur en fonction est à cheval sur la politesse et les hiérarchies. Il préfère les professeurs agrégés aux certifiés, les certifiés aux surveillants, les surveillants aux agents d’entretien. Cela se traduit dans ses attitudes et ses exigences. Quand un surveillant téléphone de son bureau, le proviseur ne répond que lorsque la phrase : « mes respects, Monsieur le Proviseur » a été prononcée ! Il ne m’a jamais demandé cela ! Un surveillant de service dans la cour ne doit pas mettre ses mains dans ses poches.
  • Ce jour-là, la secrétaire, qui travaille dans l’antichambre, raconte : « Le téléphone du proviseur est en panne. Un ouvrier des PTT arrive donc et est introduit dans le grand bureau. Voici le dialogue, auquel j’assiste, amusée :
  • - L’employé : « Bonjour Monsieur »
  • - Le proviseur : « Monsieur le Proviseur ! »
  • - L‘employé : « Quel est le problème ? »
  • - Le proviseur : « La connexion avec mon secrétariat ne fonctionne plus ? Vous comprenez ? »
  • - L‘employé : « Oui, Monsieur »
  • - Le proviseur : « Monsieur le Proviseur ! »
  • - L'employé, après plusieurs remontrances de ce type explose : « Ecoutez, débrouillez-vous avec votre téléphone ! Au revoir Monsieur ! » et part en claquant la porte. Je pense que « débrouillez-vous ! » était en fait remplacé par un mot plus grossier
  • Le proviseur prendra sa retraite et ne sera plus à Chaptal lors de la rentrée !

* Sophie : La discipline pour les élèves devait être stricte ?

* Guy : Relativement. Le matin, avant la montée dans les classes, les élèves se mettaient en rangs par deux, dans chacune des 3 cours, collège, lycée et classes préparatoires. Oui, même les jeunes ayant le baccalauréat et quasi adultes. Je ne me souviens pas de punitions sévères. Je te raconte encore une histoire comique, authentique, vécue. Un professeur de grande taille, au comportement austère. enseigne la physique. Il est horriblement chahuté. Ses élèves font des omelettes sur les becs bunsen de la paillasse aux expériences et fabriquaient des sortes de téléphones pour pouvoir se parler d’un bout de la classe à l’autre, tellement le bruit est énorme.

  • Mais ce jour-là, notre collègue trouve que la ligne rouge est franchie, car en arrivant il voit inscrit au tableau noir en grosses lettres : « Léon est un con ! » Léon c’est son surnom. Furieux, il sort pour aller chercher le surveillant général. Les élèves effacent l’inscription. Le surveillant général dit : « Je finis mon travail en cours et je viens très vite ». Léon revient dans sa classe, constate que l’inscription a disparu, et, paniqué, prend la craie pour la remettre !
  • Le « surgé » arrive, sermonne la classe et dit : « Maintenant, je veux savoir qui a écrit cette insulte ! » Vous devinez la suite, le cri de la classe unanime et joyeuse : « C’est Monsieur le professeur » ! Et, c’était vrai !

* Sophie : Quel était l’état des bâtiments ?

* Guy : Je me souviens fort bien de l’état épouvantable des lieux. Les hauts murs de notre cour du « grand lycée » étaient d’un noir absolu, car la rue de Rome est aussi celle des voies ferrées de la gare Saint Lazare. Une vraie cour de prison ; j’avais des photos ! Les peintures des escaliers totalement dégradées, les lames des parquets parfois pourries. Chaptal n’avait pas alors le statut des grands lycées du quartier latin ! C’est Malraux qui nous a permis d'avoir des murs normaux.