Syndicalisme et politique: péripéties
:: Par Guy Philippon, dimanche 4 septembre 2011 ::
En 1948, la guerre froide entre l’URSS et les Etats-Unis provoque dans le mouvement syndical la scission entre CGT et CGT-FO. La FEN (Fédération de l’Education Nationale) est alors créée, devient autonome et assume, grâce à son organisation en tendances, la diversité des sensibilités de gauche. Parmi les nombreux syndicats de cette Fédération, trois sont importants :
- le SNI (Syndicat National des Instituteurs) sera pendant des décennies contrôlé par le parti socialiste
- le SNES Sup (Syndicat de l’Enseignement Supérieur) jouera un rôle important en 1968
- le SNES (Syndicat National de l’Enseignement Secondaire) sera, lui, dirigé de fait par les communistes à travers la tendance Unité et Action. C’est au SNES que je militerai depuis mes débuts de prof. en 1954 jusqu’en 1980, au niveau local et même au niveau national entre 1968 et 1972.
Les tendances officiellement organisées sont :
- Unité et Action (à hégémonie PC au niveau de la direction),
- Indépendance et Démocratie (à dominante socialiste),
- FUO (Front Unique Ouvrier, tendance des trotskistes lambertistes, fortement implantés par ailleurs dans FO, et qui font moins de 1% à chaque élection présidentielle, avec des sigles sans cesse renouvelés)
- Ecole Emancipée (constituée de militants de la pédagogie Freinet, par ailleurs membres du PSU, de la LCR ou libertaires)
Pour sortir de la sclérose liée à ces luttes de clans figés et impulser une réflexion de fond sur l’Ecole, le PSU, en 1968, sous l’impulsion de Robert Chapuis, bras droit de Michel Rocard, impulse une cinquième structure Rénovation Syndicale. J’ai régulièrement participé aux réunions hebdomadaires des animateurs de ce groupe : le philosophe Guy Coq, connu actuellement pour ses travaux sur la laïcité, l’ancien communiste « italien » Jean-Claude Guérin, Patrick Viveret, … L’initiative correspondait à une véritable attente ; et je me suis retrouvé élu au parlement national du syndicat du SNES (le S4) où j’ai siégé 3 ou 4 années. Rénovation Syndicale a publié régulièrement des petites brochures, organisé des stages en été ; elle a travaillé en étroite collaboration avec l’Ecole Emancipée et créé le GEDREM (Groupe d’Etude, de Défense et de Rénovation de l’Ecole Maternelle) dont les travaux ont été particulièrement progressistes ; il a sorti 34 numéros de la brochure « Petite enfance » entre septembre 1972 et novembre 1978.
Quelques anecdotes amusantes. J’ai entendu Jean-Jacques Marie, leader du FUO, défendre avec flamme la dissertation littéraire et aussi l’agrégation comme des conquêtes de…la classe ouvrière ! J’ai vu l’Ecole Emancipée prouver que la direction syndicale avait utilisé les étiquettes de son fichier pour envoyer des documents de propagande de Jacques Duclos, candidat PC à l’élection présidentielle de 1969.
Mais mon souvenir le plus marquant est lié à un débat que j’ai soulevé au S4 à propos de la division en catégories. L’enseignement secondaire est fortement hiérarchisé, tant au niveau des salaires que pour le nombre d’heures de service hebdomadaire dues dans l’établissement : professeurs certifiés (18 h de service), agrégés (15 h), professeurs des classes préparatoires aux grandes écoles (entre 9 et 12 h). Ces divisions se prolongent parfois dans la vie quotidienne des salles des professeurs ou à la cantine, avec des tables différentes pour les agrégés, pour les certifiés, pour les surveillants et le personnel administratif. Dans cette période d’après 68 le gouvernement décide de créer une nouvelle catégorie, celle des professeurs de chaire supérieure pour les profs de classes préparatoires. Elle leur permettra d’accéder aux échelles lettres de la fonction publique comme les grands commis de l’état. Ils bénéficieront donc de salaires très importants. Cette création d’une nouvelle division me semble fort dangereuse pour l’unité du corps enseignant et je suis persuadé que la proposition de lutte contre ce projet que je fais lors d’une réunion de l’instance nationale du SNES fera l’unanimité. Et … stupéfaction ! cette idée est rejetée par mes camarades communistes qui osent dire : « C’est très bien cette augmentation de salaires ; peu à peu nous obtiendrons l’alignement pour tous les agrégés ! » Vous devinez que cela ne s’est pas produit et que le fossé avec les autres catégories ne s’est pas réduit. Le SNES voulait conserver cette « clientèle » bien qu’elle soit peu nombreuse en réalité à l’époque. Dans la réalité, ces enseignants sont très efficacement défendus par leurs associations catégorielles dont les divisions sont caricaturales. La plus « noble » association est l’UPS (Union des Professeurs de Spéciales) réservée aux professeurs de mathématiques ou de physique. Comme elle n’a pas voulu accueillir les professeurs agrégés de mécanique-technologie, ceux-ci ont créé l’UPSTI (Union des Professeurs de Spéciales des Techniques de l’Ingénieur). Les professeurs de lettres en khâgne ont leur propre association ainsi que les professeurs de langues ! Restent syndiqués les enseignants de cette catégorie qui ont une forte conscience politique et un réel souci de solidarité.
Au lycée Chaptal, catalogué comme « lycée rouge » après 1968 (voir les textes précédents), j’ai été secrétaire de la section syndicale du SNES (S1). Les réunions qui rassemblaient une bonne quarantaine de syndiqué(e)s étaient en général tendues entre militants du mouvement de mai 68 et les militants communistes. Ces derniers, minoritaires, demandaient souvent des votes dans une urne à bulletins secrets pour obtenir le soutien du « marais » et des syndiqués de droite. Cela n’a pas fonctionné jusqu’à l’épisode du conseil de discipline dans lequel j’ai été avocat des élèves maoïstes ; ils ont pu alors persuader quelques collègues que mon action était plus politique que syndicale et nous avons perdu la majorité ! La lutte féroce entre communistes et socialistes pour la conquête de la direction de la FEN, ajoutée au corporatisme du SNES m’a conduit en 1980 à passer au SGEN-CFDT, plus faible mais plus progressiste sur les problèmes de fond et par ailleurs lié à une confédération ouvrière, autogestionnaire et, qui plus est, antinucléaire. La lutte entre socialistes et communistes pour le contrôle de la FEN conduira finalement à une scission en 1982
Alain Savary, précurseur
Ce grand homme (1918-1988) est intervenu dans mon parcours politique à trois reprises mais je ne l’ai pas côtoyé. Il a été l’un des principaux dirigeants du PSA, scission, au moment de la guerre d’Algérie, du parti socialiste de Guy Mollet et composante du PSU en 1960.
Seconde séquence historique importante dans laquelle il joue un rôle clef : 22 avril 1961, moment où les 4 généraux félons font à Alger un putsch contre de Gaulle et où le Premier ministre Michel Debré redoute l’arrivée de parachutistes factieux sur l’aéroport d’Orly. Comme Savary est un résistant de la première heure, Compagnon de la Libération, c’est lui que le PSU délègue pour prendre contact avec le gouvernement et proposer l’aide du PSU contre les parachutistes ; le gouvernement promet de donner des armes au PSU; nous sommes plus d’une centaine, rassemblés rue de Solférino au siège de la FEN, attendant ces armes ; on nous annonce que désormais nous sommes sous les ordres de Savary. Nous sommes partagés en 2 groupes : ceux qui ont eu une formation militaire et ceux qui n’en ont pas eu (je me demande à quoi je pourrai bien servir avec ma vue fort basse). Les parachutistes ne viendront pas et les armes non plus car le PSU était quand même dans l’opposition. Ce sont les appelés du contingent qui en Algérie restent républicains et font échouer le putsch.
Savary, animateur du courant le plus modéré lors du débat sur l’insoumission, sera déstabilisé par l’alliance de plusieurs de ses camarades PSA avec Marc Heurgon et Gilles Martinet de l’ex UGS et prendra ses distances peu à peu. Il reviendra dans sa « vieille maison » et sera même Premier Secrétaire du nouveau Parti Socialiste à Issy les Moulineaux en juillet 1969 qui remplacera la SFIO déshonorée par Guy Mollet. Il est renversé en juin 1971 par François Mitterrand qui le bat au congrès d’Epinay sur Seine. Il est nommé ministre de l’Education nationale en 1981 quand Mitterrand devient président de la république. Il est chargé de « mettre fin à la distinction entre l’école privée (dite « école libre ») et l’école publique » donc créer un service unique de l’enseignement. Il trouve un compromis avec les représentants de la chrétienté. Mais le texte radicalisé par les députés laïcs lors du débat à l’Assemblée nationale provoque la rupture et en juin 1984 une manifestation rassemble un million de personnes pour défendre l’école privée. Mitterrand doit reculer et remplace Savary par Chevènement qui fera de bien plus fortes concessions à l’école privée. Dès son arrivée en juillet 1981, il crée les ZEP (Zones d’Education Prioritaire) qui donnent des moyens supplémentaires pour les quartiers défavorisés. En 1982 il organise l’enseignement des langues et cultures régionales de l’école maternelle à l’université.
Mais la troisième intervention de Savary dans mon vécu militant (au lycée Chaptal de Paris) se situe en décembre 1983 lors de la remise au ministre du rapport Legrand « pour une réforme du collège unique et pour un collège démocratique » Le rapport prévoit : une adaptation progressive à la diversité des publics et des situations locales, avec une certaine autonomie de pouvoirs et de responsabilités pour les établissements, sur la base du volontariat de ceux-ci – la mise en place de groupes de travail comportant des élèves de même niveau à côté d’autres groupes d’élèves de niveaux hétérogènes, dans les classes de 6e et de 5e – le travail en équipes pédagogiques et pluridisciplinaires - la mise en place du tutorat pour aider les élèves dans leur travail et leur vie scolaire – la redéfinition du service des enseignants avec 16 h d’enseignement, 3 h de concertation en équipes pédagogiques, 3 h de tutorat (aussi bien pour les certifiés que pour les agrégés). Dans un premier temps les syndicats sont tentés par l’expérience ; mais très vite une colère venue de je ne sais où soulève une bonne partie du corps professoral et les syndicats, à l’exception du SGEN-CFDT, collent à leur base, renonçant à toute démarche pédagogiquement constructive. Je suis alors sidéré par le changement d’attitude de mes collègues qui savent que je suis favorable à la réforme. Honnêtement j’ai des rapports très cordiaux, voire amicaux avec la quasi-totalité d’entre eux. Or quand j’arrive dans notre salle de travail les conversations sur le rapport Legrand s’arrêtent brusquement ; refus de tout dialogue ! Un jour je comprends enfin l’origine de la colère contre le ministre Savary car une enseignante nouvelle qui ne me connait pas encore parle : « J’ai passé l’agrégation pour enseigner les lettres pas pour devenir assistance sociale ! On va bientôt nous obliger à rester toute la journée au lycée comme en Angleterre ou en Allemagne. Nous n’avons pas de bureau personnel pour accueillir les élèves en difficulté ». Donc :
- Impression de perdre sa qualité d’intellectuel, d’être dévalorisé.
- Peur de perdre la liberté de travailler chez soi, en dehors des 15 ou 18 h de service hebdomadaire face aux élèves.
- Refus plus ou moins conscient du travail en équipe, de voir des collègues intervenir dans le travail autonome de chacun, et le juger peut-être.
- Refus de voir codifié par un règlement ce que l’on fait comme on veut et quand on veut (pourtant beaucoup des professeurs de Chaptal faisaient du tutorat avec les élèves en difficulté et avec les parents).
Savary cédera sur la redéfinition du service des enseignants et sur le choix du tuteur par les élèves eux-mêmes. Les volontaires ne seront pas légion.
Je prendrai ma retraite de professeur en 1990, triste de voir un corps professoral moins syndiqué, moins politisé, moins à gauche. Mai 68 était bien oublié !