Dix-neuvième texte : Quand tout bascule
:: Par Guy Philippon, mercredi 21 septembre 2016 ::
* Sophie : Tu as fait allusion à la manifestation de la gare de Lyon, où tu étais. Raconte !
* Guy : La soirée du 24 mai marque un tournant. Comme d’habitude, je suis venu à pied, puisqu’il n’y a ni métro ni bus, manifester et je garde un souvenir précis de cette soirée. Le rassemblement a lieu devant la gare de Lyon (entre 30 000 et 100 000 personnes, suivant la source). Grâce aux transistors nous écoutons le discours du général De Gaulle. Il annonce un referendum sur les rénovations nécessaires et, comme à son habitude, il brandit la menace de sa démission en cas de victoire des Non ! Alors, spontanément, la foule se met, tout entière, à agiter joyeusement ses mouchoirs en scandant : « Adieu De Gaulle ! Adieu ! » Je pensais moi aussi que nous avions gagné !
- Je ne sais plus comment j’ai terminé cette soirée. Je n’ai pas vécu la suite assez dramatique que Michel Rocard nous a racontée plus tard. Il explique qu’il avait obtenu, ce 24 mai, l’autorisation de faire une mini manif. Il est en tête du cortège avec Krivine, le service d’ordre du PSU est en queue du cortège. Rocard découvre, avec inquiétude, que les rues latérales sont toutes fermées par des CRS, bloquant toute issue en cas de charge policière.
- Et, soudain, un peu avant la Bastille, la tête du cortège est stoppée par un cordon de CRS. Rocard parlemente longuement et, finalement, un officier lui dit que le contre ordre vient des instances supérieures. Rocard, encore plus inquiet, demande aux manifestants de s’asseoir par terre pour marquer leur volonté pacifique. Il fait monter le service d’ordre casqué à l’avant pour protéger la foule pacifique.
- Les forces policières chargeront brutalement. Cette véritable provocation policière donnera naissance à plusieurs groupes de jeunes furieux. D’ou l’incendie partiel de la Bourse, symbole du capitalisme, et des violences inhabituelles au Quartier Latin (arbres coupés pour faire des barricades, voitures brûlées, magasins pillés).
* Sophie : Etait-ce vraiment une provocation calculée ?
* Guy : Georges Pompidou reconnaît dans ses mémoires qu’il avait voulu ces excès « pour faire peur aux bourgeois du XVIe ». Pompidou a effectivement obtenu qu’une partie de la population bascule de la solidarité vers la peur de la guerre civile. Les ouvriers qui occupent pacifiquement leurs usines désapprouvent ces violences et le PCF est, cette fois, écouté dans sa dénonciation du gauchisme.
- Ce même 24 mai, à Lyon, un commissaire de police meurt, écrasé par le camion lancé par les manifestants, qu’il voulait arrêter.
- C’est, dans le PSU, le début de la rupture entre Michel Rocard et Marc Heurgon. Jacques Sauvageot, pour riposter à la provocation de la gare de Lyon, veut que l’UNEF appelle le lendemain à une manifestation rue Soufflot. Rocard redoute une issue sanglante. Au Bureau National du PSU, convoqué d’urgence la nuit même, Rocard emporte, contre Heurgon, à une voix de majorité, la décision de chercher pour riposter un lieu clos de rassemblement. Ce sera le stade Charléty.
- Une sorte de pensée unique, de vision dominante sur l’histoire de Mai 68 escamote ce moment politique déterminant où l’histoire hésite entre deux issues politiques : entre le retour à l’ordre et l’ouverture vers un autre régime, entre la victoire du général De Gaule et une transition Mendés France.
* Sophie : Mes modestes connaissances de l’histoire me font prévoir que la solution Mendès échoue ?
* Guy : L’essentiel se joue autour de la réunion du dimanche 26 mai chez le rhumatologue Marcel-Francis Kahn où sont présents tous les acteurs politiques et syndicaux susceptibles de trouver une issue politique à ce gigantesque mouvement social ; issue politique qui ne soit ni celle des gaullistes, ni celle des communistes, ni celle de l’extrême gauche qui rêve de Grand Soir. Cette voie explorée pourrait assumer les revendications du mouvement sur la démocratie dans la société, dans l’université, dans les entreprises, le contrôle ouvrier, les types de production et de consommation, déboucher sur une autre société, autogestionnaire peut-être. Projet de société qui était alors en gestation simultanément dans la CFDT et le PSU. :
- Donc, ce 26 mai, sont réunis chez Marcel-Francis Kahn : Michel Rocard, Marc Heurgon, Abraham Behar, Gilles Martinet pour le PSU, Mendès France, membre du PSU depuis sa fondation en 1960, Edmond Maire et Marcel Gonin pour la CFDT, Robert Cottave et Maurice Labi pour FO, André Barjonet pour une minorité de la CGT, Jacques Sauvageot pour l’UNEF et quelques-uns autres. Le but est de persuader Mendés France qui possède une réelle aura depuis la paix qu’il a signée avec les communistes indochinois, de se porter candidat au pouvoir, au moins pour une période de transition.
- Mendés qui a une conception rigoureuse de l’éthique démocratique refuse cette transition sans légitimation parlementaire ; il sait d’ailleurs qu’il aurait contre lui, non seulement la droite, mais aussi le PCF! Le soutien des « enragés de mai » ne serait d’ailleurs pas de tout repos ! Mendés acceptera seulement d’être présent au meeting du stade Charléty mais refusera d’y prendre la parole. N’y parleront aucun homme politique, ni Rocard, ni Krivine, mais seulement des syndicalistes. André Barjonet, issu de la Cgt fut très applaudi ! Présent à Charléty, je sentais bien que ce meeting scellait la fin des espoirs portés par Mai.
* Sophie : Quel bilan fais-tu ?
* Guy : L’échec de Charléty annonce la fin du mouvement, surtout que Mitterrand hostile à la solution Mendés (et à Rocard) va casser cette dynamique possible en se déclarant lui-même candidat au pouvoir. Ce même dimanche 26, Georges Séguy négocie pour la CGT, en présence des autres syndicats dont la CFDT (moins pressée d’arrêter la grève) le premier protocole de Grenelle avec Pompidou et, soulagé, vient le présenter dans la citadelle ouvrière de Renault Billancourt. Mais il est désavoué par les ouvriers. La CGT obtiendra peu à peu, parfois difficilement, la reprise du travail.
- Le retour de l’essence dans les pompes scellera la fin du joli mois de mai et les élections de juin donneront un triomphe provisoire à De Gaulle, avec une chambre bleu horizon.
- Un mouvement politique de masse de cette ampleur ne peut se terminer que de trois façons :
- 1. Une révolution, le Grand Soir dont rêvaient les militant/es d’extrême gauche mais combien étaient vraiment prêts à assumer le risque d’affrontements sanglants ? Un régiment de parachutistes venait d’ailleurs d’arriver au camp de Frileuse !
- 2. La transition vers un autre régime.
- 3. Le retour à l’ordre établi, appuyé sur la peur des violences, la peur du gauchisme et du parti communiste ; la peur de l’inconnu.
- L’accord de Grenelle comporte cependant des aspects positifs : les augmentations de salaires et du Smic et surtout la création de sections d’entreprises.
- En1969, désavoué par une partie de la droite dont Valéry Giscard d’Estaing, De Gaulle perdra son référendum et démissionnera.
- La révolution manquée va accoucher d’une révolution de la société
* Sophie : Et ta nouvelle section du PSU ? Sympathique ? Dynamique ?
* Guy : Oui, Tout à fait. Je suis vite dans le bureau. Claude Picard est le secrétaire. Il travaille chez l’éditeur Masson, comme maquettiste. Il fera plusieurs remarquables affiches pour le national, comme celle, célèbre, de la jeune femme symbolisant « le parti de votre avenir» qui illumine la couverture de « Mon PSU », livre que j’ai écrit avec l’ami Stéphane Sitbon. C’est aussi Claude qui illustrera les trois affiches sur les immigrés : le travailleur, la femme et le jeune, etc. Il sera le peintre de 4 grandes fresques, de 4 m. sur 2,50, sur : l’immigration (2), la révolution des œillets au Portugal, « le PSU tout nu » pour notre stand 20e à une fête de La Courneuve.
- Maurice Lazar est le trésorier. Il bégaie, surtout quand il est passionné ! Je fais connaissance avec Michel Mousel, qui deviendra secrétaire national, après le départ de Michel Rocard, et un ami. Les manifestations se succéderont à un rythme effréné, une au moins chaque semaine, pendant la décennie 1970- 1980, souvent sur des questions internationales, Tchécoslovaquie, Grèce, Espagne, Indochine, Chili, etc.
- Nous serons longtemps préoccupés par la question d’un lieu de réunion des plénières : café, pavillon prêté par un sympathisant porte de Bagnolet, chez moi rue Haxo (des planches étaient posées sur des piles de journaux autour du salon ; certains étaient assis sur le sol). Ce fut un temps l’usine désaffectée de la rue Piat, héritée des « pablistes » de l’AMR, avant l’achat de la Teinturerie de la rue de la Chine !
* Sophie : Quel est le paysage politique local, dans l’arrondissement ?
* Guy : Le PCF est la force dominante à tous égards : environ 2000 adhérents, des militants encore imprégnés de stalinisme (qui considèrent que certains murs sont leur propriété pour l’affichage et vendent l’Huma presque partout). Ils sont même dominants sur le plan électoral et arracheront entre 1973 et 1978 les deux députés du 20e (Daniel Dalbera et Lucien Villa). Le second sera encore député de l’arrondissement entre avril 1978 et mai 1981). Et, en 1977, Henri Meillat qui conduisait la liste commune avec le PS serait devenu maire de l’arrondissement avec la loi actuelle.
- Le PS est quasi inexistant, refuge de vieux notables dépassés. C’est Michel Charzat qui, envoyé en mission par le CERES de Chevènement depuis son 16e arrondissement, développe peu à peu la section PS avec une poigne de fer, en particulier contre les rocardiens dont Alain Riou. Il est élu député en 1981, réélu en 1986 et en 1988, puis devient maire de l’arrondissement en 1995 (pour deux mandatures).
- La droite n’existe pas sur le plan militant. Mais Didier Bariani (UDF) sera maire de l’arrondissement ente 1983 et 1995.
- La LCR n’a que de rares sections d’entreprise et pas de structure locale. Pourtant leur journal Rouge est vendu chaque dimanche boulevard Mortier comme Lutte Ouvrière d’ailleurs.
- Le PSU est très nettement la seconde force politique militante et vraiment la première force écologique locale. D’après le méticuleux fichier de notre grand trésorier Roger Bournazel le nombre d’adhérentEs oscillera entre :95, en décembre 1968 – 98, en décembre 1969 – 114 en décembre 1970 –106, en décembre 1971 – 90, en décembre 1972 - 110, en décembre 1973 - 90 en décembre 1974 (7 ou 8 adhérentEs seulement auront suivi Michel Rocard au PS, quelques-uns auront décroché ou déménagé).
- Dans toute cette période la section compte, en moyenne, : 9 ouvriers, 13 employés, 18 techniciens, 16 fonctionnaires, 17 membres de l’enseignement à divers postes, 13 étudiants, 2 médecins, 3 cadres supérieurs, 5 artisans ou commerçants, 3 retraités, 3 sans profession Tu vois que la caricature PSU = parti d’enseignants n’est pas tout à fait valable !