L’essentiel se joue autour de la réunion du dimanche 26 mai chez le rhumatologue Marcel Francis Kahn où sont présents tous les acteurs politiques et syndicaux susceptibles de trouver une issue politique à ce gigantesque mouvement social ; issue politique qui ne soit ni celle des gaullistes, ni celle des communistes ni celle de l’extrême gauche qui rêve de Grand Soir.

Cette voie explorée pourrait assumer les revendications du mouvement sur la démocratie dans la société, dans les entreprises, le contrôle ouvrier, les types de production et de consommation, déboucher sur une autre société, autogestionnaire peut-être. Projet de société qui était alors en gestation simultanément dans la CFDT et le PSU. Ce n’était pas étonnant car souvent, à tous les échelons, y compris au sommet, les militants CFDT étaient également membres du PSU !

La situation est alors quasi « anarchique »:

  • 9 ou 10 millions de grévistes ; un pays paralysé.
  • 3 ou 4 ministres seulement encore véritablement en fonction, autour du Premier ministre Georges Pompidou !
  • Des préfets qui sentent le vent tourner et tergiversent, cherchent le contact avec la gauche ; donc un appareil d’état paralysé!
  • De Gaulle bientôt en Allemagne, à Baden Baden, pour s’assurer le soutien de l’armée d’occupation du général Massu !
  • Des assemblées fiévreuses et joyeuses qui refont le monde dans les usines, les bureaux, les lycées, les facs, les théâtres, les rues !
  • La manifestation du 24 mai à la gare de Lyon commencée dans la liesse d’une foule qui agite ses mouchoirs en scandant « Adieu de Gaulle ! Adieu ! » après l’avoir entendu sur les transistors brandir la menace de sa démission en cas d’échec de son référendum (un épisode gravé dans mes souvenirs)….

suivie d’une véritable provocation policière qui débouchera sur des violences inhabituelles au Quartier Latin et l’incendie de la Bourse, symbole du capitalisme. « Le mouvement aura chevauché sans la franchir la ligne rouge qui sépare la violence de la guerre civile ! » résume Rotman dans son film et Rocard raconte dans « Si la gauche savait » le débat tendu qui suivit dans le Bureau National du PSU, pour lequel le témoignage d’autres participants serait bien utile historiquement.

  • La mort ce 24 mai à Lyon d’un commissaire de police, écrasé par le camion qu’il voulait arrêter

Donc, ce 26 mai, sont réunis chez Marcel-Francis Kahn : Michel Rocard, Marc Heurgon, Abraham Behar…, pour le bureau national du PSU, Mendès France, membre du PSU depuis sa fondation en 1960, Gilles Martinet aussi, Edmond Maire pour la CFDT, Robert Cottave pour FO, André Barjonet pour une minorité de la CGT, Jacques Sauvageot pour l’UNEF, quelques autres sans doute. Le but: persuader Mendès France, qui possède une réelle aura depuis la paix qu’il a signée avec les communistes indochinois, de se porter candidat au pouvoir, au moins pour une période de transition.

Mendès qui a une conception rigoureuse de l’éthique démocratique refuse ; il sait d’ailleurs qu’il aurait contre lui non seulement la droite mais aussi les communistes, solidaires de l’URSS et du général parce qu’il a pris ses distances avec le pacte atlantique. Rocard est assez proche de Mendès depuis le colloque de Grenoble, le contre plan, le « décoloniser la province » ; il insiste, insiste! Mendès acceptera enfin de venir au meeting du stade Charléty mais refusera d’y prendre la parole. Donc n’y parleront aucun politique, ni Rocard, ni Krivine, mais seulement des syndicalistes.

Un mouvement politique de masse de cette ampleur ne peut se terminer que de trois façons :

  • Une révolution, le Grand Soir dont rêvent les militants d’extrême gauche mais combien sont vraiment prêts à assumer le risque d’affrontements sanglants ?? Un régiment de parachutistes vient d’arriver au camp de Frileuse !
  • La transition vers un autre régime.
  • Le retour à l’ordre établi, appuyé sur la peur des violences ou du parti communiste ou de l’inconnu.

L’échec de Charléty annonce cette fin, surtout que Mitterrand hostile à la solution Mendès (et à Rocard) va casser cette dynamique possible en se déclarant lui-même candidat au pouvoir. Ce même dimanche 26, Georges Séguy négocie pour la CGT le premier protocole de Grenelle avec Pompidou et, soulagé, vient le présenter dans la citadelle ouvrière de Renault Billancourt. Il est désavoué par les ouvriers mais la CGT obtiendra peu à peu, parfois difficilement, la reprise du travail.

Le retour de l’essence dans les pompes scellera la fin du joli mois de mai et les élections de juin donneront un triomphe provisoire à de Gaulle, avec une chambre bleu horizon. Mais en1969, il perdra son référendum et démissionnera.

La révolution manquée va accoucher d’une révolution de la société.