Nous sommes au lycée Chaptal en février 1971. Les profs sont majoritairement excédés par les « dazibaos », panneaux où les élèves expriment librement leurs opinions politiques (pratique calquée sur celle de la révolution culturelle chinoise). Nos maoïstes y dénoncent les profs comme « valets de l’exploitation capitaliste » ; les profs sont particulièrement révoltés contre le relent d’antisémitisme d’un texte qui vise un collègue unanimement respecté. Le PSU n’est plus le parti sympathique car nous sommes perçus, mes amis et moi, comme complices du gauchisme. D’ailleurs dans les résultats électoraux le PSU est classé dans l’extrême gauche (et Rocard est secrétaire national !)

Gilles Guiot est élève en classe de mathématiques supérieures. Bon élève, il n’a aucun engagement politique ; mais il a envie de découvrir ces manifs joyeuses, dynamiques. Il accompagne donc un ami, membre de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), à la manif. Secours Rouge qui a lieu le 9 février, Place Clichy, tout près du lycée. La police charge brutalement, les manifestants s’enfuient, sauf Guiot qui n’a rien à se reprocher. Il est embarqué par la police. Au commissariat, on lui demande s’il veut être jugé en flagrant délit. Certain de son bon droit, il dit « oui ». Il est accusé de violences par deux policiers, condamné à six mois de prison, dont trois avec sursis, et embastillé sur-le-champ.

Le lendemain j’arrive au lycée et trouve la salle des profs en ébullition. La collectivité qui, la veille, « bouffait du gauchiste » joyeusement, s’est totalement retournée contre la police et la justice. Une grève de la journée est votée à l’unanimité. Je n’en crois pas mes yeux ! La révolte contre l’injustice flagrante est profonde, car l’innocence de Guiot ne fait aucun doute. Que faire ?

A midi, nous prenons le café avec un surveillant « gauchiste » et l’aumônier du lycée. C’est dans son local que les militants d’extrême gauche tirent leurs tracts. Devons-nous organiser une manif ? Il y en a trop ! L’aumônier suggère un mode original, non-violent, un sit-in sur le Boulevard des Batignolles. Pourquoi pas ? A notre grande surprise, le leader lycéen de la LCR accepte de soutenir cette action « peu radicale ».

Alors, Assemblée Générale des lycéens, des surveillants, des profs dans le grand réfectoire. L’idée est acceptée, mais les PC « orthodoxes » ne veulent pas prendre le risque de bloquer la circulation sur le boulevard. Un compromis est proposé et accepté unanimement : le sit-in aura bien lieu, mais sur le terre-plein du Boulevard des Batignolles et les automobilistes seront tranquilles !

Une solidarité tout à fait inhabituelle va faire de ce sit-in un événement d’ampleur nationale. Monsieur Giraudon nommé proviseur à la rentrée 1969 pour remettre de l’ordre dans ce lycée « rouge » vient participer avec ses étudiants et ses profs au sit-in. Cette présence fait la une des journaux du lendemain. Ce grand proviseur me dira un peu plus tard que le directeur des lycées au ministère aurait voulu le sanctionner mais il avait le soutien de son syndicat, membre de la puissante Fédération de l’Education Nationale. Cet acte courageux lui vaudra de terminer sa carrière à Chaptal au lieu de connaître la gloire prévue de devenir proviseur du prestigieux lycée Louis le Grand !

La plupart des lycées parisiens se mettent en grève. Sous l’impulsion de la LCR, et sans accord du comité de soutien de Chaptal, une manifestation est décidée pour le mercredi 18 février, avec départ devant le lycée Chaptal. Elle est interdite par la préfecture de police. Le collectif chaptalien des profs accepte mal de ne pas avoir été consulté. Les quelques PC « staliniens » pour lesquels le « gauchisme » est l’horreur absolue vont demander au proviseur de fermer les portes du lycée. Je leur rappelle que, faute d’issue de repli devant une charge policière, il peut y avoir des blessés graves parmi les jeunes (comme au métro Charonne pendant la guerre d’Algérie). Un ami PC, « refondateur » avant l’heure, ira dire au proviseur, à titre personnel, son hostilité à cette stupidité. Le proviseur ne fermera pas les portes.

La manif. qui se constitue le mercredi est essentiellement formée de très jeunes lycéens, de collégiens même, venus souvent de banlieues. Je pense que la présence d’adultes est une précaution nécessaire et je le les accompagne donc dans leur longue course joyeuse à travers Paris, place de la Concorde, traversée de la Seine, Boulevard Saint-Germain. Aucun policier ne sera visible !

La révolte contre l’injustice sera si puissante que la justice décidera de rejuger l’affaire. Les collègues témoigneront et Gilles Guiot sera acquitté. Une manifestation énorme de liesse fêtera la victoire place Saint-Michel, réinvestie pour la première fois depuis 68.

Les lycéens auront fait reculer le pouvoir grâce à un proviseur et aussi à une forme d’action originale. Ce sera le début des « coordinations » succédant aux CAL et UNCAL de 1968 (Comités d’Action Lycéenne et Union Nationale des Comités d’Action Lycéenne contrôlée, cette dernière, par le PCF)