La complexité des jeux politiques et des rapports de forces font que, pour comprendre le mieux possible, il semble utile de schématiser autour de 3 blocs

Premier bloc : celui dont le général De Gaulle est le fédérateur depuis 10 ans, domination qui commence alors à se fissurer et qui volera en éclats en 1969. C’est un « rassemblement » de gaullistes de gauche, de résistants de la guerre de 1940, de conservateurs dont le Premier ministre Georges Pompidou est le parfait symbole (Monsieur autoroutes, grandes tours et scandales immobiliers !), de centristes chrétiens ou libéraux que fédérera Giscard d’Estaing en 69. Ce bloc avait séduit une partie des couches populaires ; il contrôle totalement et officiellement la chaîne unique de télévision : l’ORTF, et aussi France Inter. Par contre RTL et Europe 1 sont indépendantes du pouvoir d’Etat ; elles sont au cœur des manifs et les transistors joueront un grand rôle dans la mobilisation des manifestants grâce à l’information en temps réel et «authentique». Le monde du quotidien et des luttes entre enfin dans le poste de radio. Une révolution qui entraînera l’éclatement de l’ORTF et ouvrira la voie aux radios « libres », étape peut-être aussi importante que l’arrivée d’Internet

Deuxième bloc : celui du PCF et des cadres de la CGT. Il ne faut pas oublier que le PC est alors incontestablement la force dominante de la gauche, sur le plan militant comme sur le plan électoral (à la présidentielle de 1969 son candidat Jacques Duclos rate de peu la seconde place avec 21,3% alors que le socialiste Gaston Defferre soutenu par le populaire Mendés France atteint péniblement 5,1% -Rocard pour le PSU fait 3,6% -Krivine 1,1%)

L’appareil du PC est encore totalement stalinien et inféodé à l’URSS. Or, pour l’URSS, De Gaulle est précieux dans la lutte contre les Etats-Unis car il a pris ses distances avec le pacte atlantique et manifeste une réelle autonomie ; les socialistes qui pourraient le remplacer ont toujours été des atlantistes dociles ! D’où le jeu ambigu du PCF qui ne peut pas saboter le puissant mouvement populaire en risquant de perdre son hégémonie dans la classe ouvrière au profit de ces « gauchistes irresponsables » : militants du PSU, trotskistes (comme Alain Krivine), anarchistes (comme Daniel Cohn Bendit, cet « anarchiste allemand » dit l’Humanité ). Sa courroie de transmission cégétiste fait tout pour déplacer les grèves du plan qualitatif, idéologique, « révolutionnaire » au plan quantitatif (salaires) et « réformiste », puis pour les stopper (voir la vidéo célèbre sur la « reprise du travail aux usines Wonder »1. Ce sont aussi les fameux accords de Grenelle du 27 mai que Georges Séguy, secrétaire général de la CGT, va essayer de « vendre» le même jour aux ouvriers de l’usine Renault à Billancourt. Il se fait huer car les contorsions des communistes provoquent des fissures, des démissions, des esquisses de « refondation ». Je vivrai cela très nettement dans mon lycée Chaptal, surtout dans l’après Mai.

Troisième bloc : le bloc moteur du mouvement, très large, donc très composite : situationnistes, libertaires comme Dany, trotskistes comme Krivine, maoïstes de diverses chapelles (dont beaucoup ne comprendront pas, au début, l’importance du mouvement étudiant considéré comme « petit-bourgeois »), communistes en rupture, et le trio le plus implanté : UNEF, CFDT et PSU qui joue un rôle important, fédérateur dans le passage de l’explosion étudiante à l’explosion ouvrière (car, à tous les échelons d’organisation, les militants UNEF ou CFDT sont souvent membres du PSU 2. D’ailleurs 2 des 3 figures médiatiques de mai 68 sont liées au PSU : Jacques Sauvageot, vice-président de l’UNEF est adhérent, Alain Gessmar, secrétaire du SNES-SUP, syndicat des enseignants du supérieur a été formé par le PSU et y garde de nombreux liens bien qu’il ait rompu en 1967 pour se rapprocher de Mitterrand ; le troisième Dany Cohn-Bendit est celui qui a le plus de charisme, mais peu de troupes derrière lui avec son mouvement du 22 mars. Un membre du bureau national du PSU Marc Heurgon joue un rôle essentiel dans cette période, rôle ignoré des médias comme des historiens. Il est pourtant l’éminence grise indiscutable des dirigeants de l’UNEF et un animateur important du bureau national du PSU. Depuis la naissance du PSU, il a entretenu des rapports complexes avec Michel Rocard, complicité dans la même tendance majoritaire, jusqu’à pousser Rocard au secrétariat national, avec un partage des rôles ; mais aussi une vision politique plus radicale qui commence à se manifester en 1968.

Quatre rencontres, de 2 heures environ, avec Michel Rocard, ont été organisées pour les Amis de Tribune Socialiste par Roger Barralis pour continuer à écrire l’histoire du PSU après le premier livre de Marc Heurgon. Je faisais partie avec Roger et Bernard Ravenel de ces petits groupes. Pour Mai 68 nous avons eu confirmation des faits suivants. Les manifestations étaient préparées en commun par Krivine et Rocard au siège du PSU, négociées avec le préfet de Police Grimaud par Rocard. Sur plusieurs photos de journaux de l’époque, on voit Krivine et Rocard, bras dessus-bras dessous au premier rang des manifs. Bizarre ! Bizarre ! direz-vous, vous qui lisez cela aujourd’hui ? Ces documents existent. « Le service d’ordre du PSU était le plus nombreux, mais autogéré, celui de la LCR moins nombreux mais très structuré et discipliné. Les patrons de la FNAC proches des trotskistes fournissaient les casques à ces deux « SO », ainsi que l’essence qui était quasiment introuvable » nous a affirmé Rocard.



1 http://www.youtube.com/watch?v=ht1RkTMY0h ou DVD : Reprise « Un voyage au cœur de la classe ouvrière » un film mis en scène par Hervé Le Roux aux Editions Montparnasse

2 Les étudiants n’auraient pas fait Mai 68 si les travailleurs n’avaient pas réagi, et, d’ailleurs, « préparé » en amont le mouvement par diverses grèves dont plusieurs sur les questions « qualitatives du travail » ( Sud Aviation, Rhodiaceta à Lyon et à Besançon, Lip où les militants CFDT-PSU préparent en fait la célèbre lutte de 1973. La CFDT, après le congrès de 1964 de la déconfessionnalisation avait dès 1965 lancé l’idée d’une société autogestionnaire. Elle a eu un rôle déterminant dans l’organisation démocratique de la grève générale et dans les discussions sur les objectifs. Des dirigeants de la CFDT comme Edmond Maire, Marcel Gonin, et bien d’autres étaient membres du PSU. D’autres étaient très proches

Le terme « qualitatif » signifie : conditions de travail, temps libéré, contrôle des cadences, réflexion sur la nature de ce que l’on produit, contestation de l’autoritarisme patronal, des « petits chefs » de l’encadrement (« Non au pouvoir patronal dans le domaine de l’emploi » dissent les travailleurs CFDT de La Rhodiaceta de Besançon en mars 1967). C’est le fondement du mot d’ordre « Contrôle ouvrier » que développe le PSU dans toute cette période et en particulier nous dans nos affiches en sérigraphie de l’atelier du vingtième arrondissement.