Cinquantième texte : La révolution Möbius
:: Par Guy Philippon, vendredi 12 mai 2017 ::
* Sophie : As-tu fait du bricolage ? Et pas seulement des mathématiques ?
* Guy : Oui. Je ne sais pas d’où m’est venue l’envie de me lancer dans la reliure ? Admiration de belles reliures ? Envie de mettre en valeur mes 27 volumes des « Hommes de bonne volonté » de mon écrivain préféré Jules Romains ? Je ne connaissais pas d’ami passionné par cet artisanat. Je visite les petites entreprises spécialisées. J’achète une brochure d’initiation, quelques outils, du carton pour les couvertures et une presse.
- En fait, j’ai réalisé trois reliures : le premier volume des « Hommes de bonne volonté », un cours de Calcul différentiel et intégral et un cours de mathématiques spéciales. Je suis fier du résultat !
- Le travail préliminaire consiste à démolir le livre acheté, à recoudre tous les feuillets. Il est long, fastidieux. Le choix des papiers de couverture est agréable, mais compliqué par les hésitations.. Je me souviens de la colle mise dans une vieille boîte de conserves dont mon père avait découpé et retourné le haut, pour encoller les feuillets au dos du livre, de la mise sous presse avec les deux couvertures. Et aussi de la joie devant l’œuvre finale !
- Tu n’as sans doute pas connu la grande mode des scoubidous, à laquelle je me suis conformé. Cette mode est apparue au début des années 1960 et a resurgi au début des années 1980, avant ta naissance ! Ce sont de longues tresses de fils de deux ou plusieurs couleurs, qui pouvaient servir de porte-clefs, se mettre autour du cou, etc. J’en ai fabriqué ; mais je suis incapable de t’expliquer clairement comment on fafrique son scoubidou. Je me souviens seulement que l’on fait se chevaucher deux fils voisins de couleurs différentes, avant de les retourner. Ce qui est certain, c’est que le résultat final mixe bien plusieurs couleurs.
- J’ai connu également la mode des yo-yo, des cerceaux, du croquet et des « mécanos » permettant de construire avec des tiges métalliques de grandes structures (mais je n’ai pas le souvenir d’une belle réussite). De même, j’ai abouti à un échec avec la réalisation en matières légères d’un modèle réduit d’avion. J’avais eu pourtant les matériaux adéquats. Mais l’avion achevé et beau n’a pas réussi à voler !
* Sophie : As-tu touché à des travaux « professionnels », si je peux dire ?
* Guy : J’ai beaucoup aimé découvrir un métier manuel, qui peut être dangereux. Je ne l’ai pratiqué que partiellement et le seul « accident » qui me soir arrivé, je me le rappelle fort bien, est un douloureux coup de soleil sur mon dos dénudé qui perturba mes nuits ! C’est le métier de couvreur, l’homme qui pose nos toits ou les répare. J’habitais chez mes parents, à Ajain, Il y a bien longtemps.
- Tu ne connais peut-être pas la façon dont se fabrique un toit. Alternent des structures horizontales et des structures verticales. En commençant par le bas tu trouves : les énormes poutres horizontales, puis les chevrons, puis les lattes et enfin les ardoises ou les tuiles. Pour un petit appentis, mon père avait tout préparé jusqu’aux lattes incluses ou non (je ne me souviens plus bien). Il m’avait appris à poser les ardoises et j’ai fini seul ou presque.
- Tu grimpes avec une échelle ; tu cales tes pieds sur une latte ; tu arrives avec un paquet d’ardoises que tu cales entre deux lattes ; tu poses un crochet sur la latte choisie puis l’ardoise dans le bout du crochet ; et les ardoises voisines, côte à côte. Le toit bleuit peu à peu et les lattes disparaissent. Un travail délicat arrive quand, en fin de rangée il faut poser une moitié d‘ardoise ; il faut couper avec les délicats coups d’un petit marteau.
- Je pense que j’ai laissé mon père finir les dernières rangées lorsque tu ne peux plus caler tes pieds, faute de latte « vierge ».Je fus très fier lorsque le toit fut totalement bleu et le dessous sombre, à l’abri de la pluie.
- Je t’ai déjà parlé de la construction d’une allée dans la cour de notre maison de La Celle Sous Gouzon, de mon terrassement. J’ai envie de te décrire le plaisir que j’ai eu à préparer du mortier.. J’en ai fait beaucoup plus tard à Nîmes chez Jean Biscarros. Il posait de nouveaux carreaux dans deux pièces du rez de chaussée de sa maison.
- Je te raconte mon initiation en Creuse. Je commence par étaler deux longues plaques de zinc, pour protéger l’herbe. J’ai acheté une brochure pour connaître les dosages entre le sable et le ciment. Je dépose sur les plaques le volume adéquat de sable. J’en fait un cône, un petit monticule. Je pratique un cratère dans lequel, sur un côté, je dépose le ciment voulu. Puis je verse de l’eau dans le cratère. Enfin, avec une pelle je mélange peu à peu le ciment, le sable et l’eau. Ainsi arrive le ciment qu’il ne faut pas tarder à utiliser, avant qu’il ne sèche. J’aimais beaucoup ce mélange ! C’est mon père qui l’étalait sur les gravillons, le lissait, en une surface bien horizontale.
* Sophie : Pas d’accident dans tous ces travaux « annexes » ou d’incidents ?
* Guy : Un souvenir étonnant. Je suis sur une plage de la mer du Nord, avec mon ami Yves Dorel et d’autres camarades. Je nage avec mes lunettes, pour être certain de repérer le côté où se trouve la plage par rapport à la haute mer. Je plonge avec délices sous de beaux rouleaux, avant d’atteindre la zone moins agitée. Et puis, plus tard, je ne baisse pas assez la tête sous un gros rouleau qui arrache mes lunettes. Catastrophe ! Car je suis venu en scooter et ma vue n’est pas brillante. La marée est montante et recouvre peu à peu la zone où j’ai perdu mes lunettes. La dizaine de camarades se met donc à chercher, en urgence. En vain !
- Seuls, Yves et moi continuons, inquiets. Yves voit un morceau de verre briller à quelques pas de lui. Espoir ! Espoir déçu, car c’est du verre, mais pas des lunettes. Drame ! Mais, à un ou deux mètres plus loin, nous voyons une branche de lunettes sortir du sable qui est en train de la recouvrir. Je suis choyé par le hasard. Ouf !
* Sophie : As-tu utilisé ta culture mathématique dans ta vie concrète, quotidienne ?
* Guy: Je vais essayer de t’expliquer, le plus clairement possible, comment tu pourrais construire une belle structure qui décorerait ton salon et pour laquelle tu pourrais faire preuve d’une véritable érudition mathématique D’ailleurs, j’ai rêvé pendant plusie* urs années de me faire construire une bibliothèque totalement originale, dont la façade aurait la forme d’une surface que j’ai enseignée dans ma classe de mathématiques spéciales du lycée Chaptal.
- C’est une surface dont j’adore la magnifique courbure ; tu peux l’imaginer à partir de la partie incurvée d’une selle de vélo, en oubliant son bec si méchant pour les malheureuses fesses. Elle est « réglée », c’est à dire qu’elle peut s’obtenir avec des droites, d’où son utilisation par des architectes. Elle a été utilisée par plusieurs architectes dont Le Corbusier et ressemble à la façade du siège du parti communiste, place du colonel Fabien.
- Tu peux en construire une toi-même, chez toi, entre deux plateaux parallèles, en bois, comme le sol et le plafond d’une pièce, tenus écartés par des « murs . Entre eux, de chaque côté, tu fixes deux tiges métalliques inclinées différemment. Tu intercales entre ces deux extrêmes, plusieurs autres fines tiges, dont les inclinaisons varient peu à peu, progressivement, de façon à réaliser une continuité esthétique avec les deux tiges du départ. Puis tu relies toutes ces tiges par des fils, horizontaux, parallèles entre eux et parallèles aux deux socles. Tu peux choisir des fils de couleur éclatante, différente de celle des tiges qui sont « debout ». Si tu as mis suffisamment de fils, une magnifique courbure est perçue clairement à l’œil.
- Cette surface a un nom fort savant : « paraboloïde hyperbolique », qui impressionnera tes amis ! . Elle n’est pourtant que du second degré pour son équation ! .J’ai donc réalisé cela en maquette pour étudier mieux le nombre de rayons de ma bibliothèque, leurs écartements. Mais je me suis empêtré dans la mise en équations, et j’ai été pris par d’autres activités. J’ai eu une grande bibliothèque classique. Fin du rêve mathématique ! Mais j’adore toujours cette surface !
- Le ruban de Möbius prouve qu’il faut bien définir, avant toute discussion, de façon précise, ce dont on parle. Sinon les désaccords sont stupides ! Le ruban démontre qu’en géométrie, l’orientation gauche-droite peut ne pas pouvoir être définie. Et si, en politique, on essayait de définir ce que l’on appelle gauche en 2017 !!
- Avec Möbius, tu dis qu’il existe des surfaces n’ayant qu’un seul côté, où il n’y a ni dessus, ni dessous !Tu ne me crois pas ? Alors, suis-moi bien. Je dis : « Pour savoir si deux personnes sont du même côté d’une surface, on peut dire que c’est le cas s’il existe un chemin qui ne traverse pas la frontière de ladite surface, pour aller d’une personne à l’autre ; disons, dans une commune, pour toi et moi ? Cela semble rationnel ?
- Eh bien ! Prends un ruban de papier de 3 cm de large et fabrique un bracelet avec ; mais, au moment de fixer les deux bouts tu fais tourner l’un d’eux, une fois. Le bracelet est légèrement tordu. Tu dis : regardez bien ; j’ai le pouce et l’index des deux côtés ; je pars de l’index avec un crayon tenu de l’autre main ; je suis le bracelet sans traverser les bords et j’arrive au pouce. Donc mon pouce et mon index sont du même côté du ruban, avec la définition que vous acceptiez. OK ?
- Il est amusant de couper dans son axe ce ruban et de demander aux amiEs ce qu’ils prévoient comme résultat. Très peu devineront ! Pour te dire, on obtient un seul ruban, deux fois plus long, vrillé et qui, lui, a deux côtés, par rapport à notre définition. Encore plus instructif si tu coupes dans le sens du ruban en partant au tiers de la largeur. Si tu pars à gauche, tu arrives à droite, à la même hauteur ; cela prouve qu’il devient impossible sur une telle surface de définir la droite et la gauche. Si tu continues à couper, tu obtiens deux rubans, entrelacés: un grand qui, lui, a deux côtés, et un petit pour lequel je te laisse constater s’il a un ou deux côtés !
* Sophie : Quel souvenir gardes-tu de ton enseignement ?
* Guy : Dans mes rêves, je me retrouve souvent en professeur de maths. Très souvent, j’improvise. Je me souviens d’un rêve où je faisais au tableau noir une très bonne leçon de géométrie descriptive. C’est lié à ce dont nous venons de parler.
- La géométrie descriptive a été inventée, en 1799, par Gaspard Monge pour représenter les solides et leurs intersections avec une précision de l’ordre du millimètre. Elle consiste à projeter les volumes orthogonalement sur deux plans perpendiculaires (plan horizontal et plan frontal), avec des « lignes de rappel » pour établir les correspondances. C’est utile en architecture, dans l’industrie et même dans l’armée, pour fabriquer des canons par exemple.
- On l’enseignait dans les classes préparatoires aux grandes écoles . Mais l’ordinateur permet maintenant de faire cela plus facilement et la descriptive a disparu de l’enseignement, ce qui est un peu dommage car elle apportait une formation bien spécifique (les élèves brillants en descriptive ne l’étaient pas obligatoirement ailleurs). En ce qui me concerne, j’ai fait une trentaine d’épures de géométrie descriptive (belles) comme élève et je l’ai enseignée dans la seule classe prépa qui le programmait encore. Comme étudiant, j’ai de mauvais souvenirs pratiques, dans l’usage du tire-lignes, trop serré ou pas assez, donc donnant des lignes invisibles ou ridiculement larges. Ma mauvaise vue me gênait également !